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prêté comme un symptôme de l’affaiblissement, sinon de la rupture de l’entente entre nous et la France. Turcs et chrétiens y ont donné cette signification ; les premiers y ont puisé un encouragement à tenir ferme dans leur résistance à la pression européenne, les autres un motif d’appréhension et de désespoir. Les Turcs, intéressés à surveiller tous les signes du temps, ont dû en conclure que l’accord des deux gouvernemens n’était ni complet ni solide. » Et par le fait, dans ces conditions, tout était fini : la cession de Candie se trouvait forcément abandonnée, et on en revenait à ce médiocre résultat de laisser les Turcs libres d’accomplir leurs réformes comme ils l’entendaient, en dégageant d’un commun accord la responsabilité des cabinets par une déclaration qui leur rendait leur indépendance en constatant leur impuissance.

La Russie, il faut le dire, avait bien fait ce qu’elle avait pu pour que la Turquie ne s’en tirât pas à si peu de frais, et même au dernier instant elle laissait entrevoir la possibilité, si on le voulait, de passer de la « coercition morale » à la « coercition matérielle, » elle semblait du moins poser la question ; mais en fin de compte c’était une campagne manquée, et elle devait échouer pour bien des causes. D’abord l’attitude réservée de l’Angleterre neutralisait d’avance toute intervention nouvelle de la diplomatie européenne dans les affaires d’Orient. En outre il est bien clair que pour la France elle-même, entre le moment où cette négociation s’était engagée et le moment où elle touchait à une extrémité décisive, les circonstances avaient singulièrement changé. La question du Luxembourg n’existait plus, l’entrevue de Saltzbourg avait eu lieu, comme le disait le prince Gortchakof. Bien des considérations in- avouées qui n’étaient pas sans force dans une certaine situation européenne avaient perdu leur valeur ; mais il y avait une autre raison plus profonde, plus inhérente à la question même qui apparaissait à mesure que la négociation se prolongeait, et dont on aurait pu se souvenir dès l’origine : c’est qu’entre la France, — je prends ici la France comme personnification de l’Europe, — et la Russie une entente est toujours difficile, parce qu’elles ne portent dans les affaires d’Orient ni les mêmes idées, ni les mêmes traditions, ni les mêmes intérêts, parce qu’elles ne poursuivent pas le même but. Pour la Russie, la cession de la Crète, comme on le disait, était la dot d’une grande-duchesse, et d’ailleurs le cabinet de Saint-Pétersbourg ne s’inquiète guère naturellement de tout ce qui peut hâter la dissolution de l’empire ottoman ; pour la France, c’était l’abandon de toute une politique et une atteinte grave à cette intégrité de la Turquie qui, telle qu’elle est, reste une garantie tant qu’on n’a pas trouvé le moyen de la remplacer par une combinaison meilleure. Avec cette idée de l’intégrité de l’empire ottoman,