Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/446

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de mots l’obscurcissent. Aussitôt les pâles jeunes filles maladives de comparer cette pensée au chant des oiseaux, d’écrire sur leur album, de réciter, de gazouiller ces vers délicieux. Maladifs aussi, maladifs sont nos poètes... Charmante est notre langueur, notre syncope journalière, charmans sont nos recommencemens perpétuels de discours sublimes à travers lesquels nous voyons ou croyons voir la marée montante du temps, de la vie, de l’éternité, de la mort[1]... »

Voilà quelques-uns des caractères de la maladie littéraire dont il s’agit : celui qui nous les fournit est un élégant versificateur, plutôt écrivain que poète, de l’école de la sobriété, un disciple de Pope. Son témoignage ici a de la valeur, il n’y a pas de critique plus clairvoyante que celle d’un adversaire. Le lecteur a remarqué le mot capital de la petite satire qui précède, les nerfs. On le trouve dans les poètes, dans les critiques, partout; avec les nerfs, il est convenu qu’on explique toutes les délicatesses comme tous les écarts de l’imagination. En parlant d’un poète qui, suivant la mode favorite de cette école, est le héros de l’ouvrage, « vous lui faites tort, est-il dit; ses erreurs venaient d’une âme sans malice, ses nerfs trop délicats étaient seuls coupables[2], » Le public participe au tempérament de ses artistes. Un autre poète recommande en ces termes de le ménager: « donnez-nous un livre qui surprenne, non qui remue; ne faites pas jaillir ainsi, sans avertir les gens, des sources nouvelles sur un aimable public nerveux à l’excès[3]. » Cette plaisanterie d’une femme d’un talent viril ne l’empêche pas elle-même d’être prise çà et là de cette grippe littéraire. Que dire, si Tennyson, le prince de la poésie, en tient quelquefois?

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.


Trois ou quatre cependant doivent être mis à part pour avoir subi l’épidémie dans toute son intensité, Bailey, l’auteur de Festus, Sydney Dobell et Alexander Smith[4].

Les nerfs jouent donc un grand rôle dans la poésie un peu fantasque de ces dernières années, et il n’est pas étonnant qu’elle ait reçu le nom d’école spasmodique. Tour à tour subtile ou ambitieuse, elle fuit les réalités et se plaît à vivre dans un monde qu’elle bâtit avec ses imaginations. Partant de ce principe, dont on abuse aujourd’hui, que la poésie est partout, elle prend une feuille de rose, un brin d’herbe, et s’y absorbe comme dans une vaste création; elle se passionne pour un atome littéraire, et fait tenir un in-

  1. Ch. Mackay, Under green leaves.
  2. Alexander Smith, Horton.
  3. Mistress Browning, Aurora Leigh.
  4. Voyez un travail sur ce poète dans la Revue du 15 septembre 1854.