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naught Cromwell étendit l’expropriation et l’appliqua avec méthode. Les terres furent partagées entre ses soldats sous les yeux des anciens propriétaires. Cette spoliation, digne de celles qui ont marqué chez nous les invasions des barbares et qui ont laissé longtemps des traces si profondes, s’accomplissait, il y a deux cents ans, avec tout le raffinement d’une civilisation avancée, et la propriété même, cette base première de toute société, était bouleversée de fond en comble à une époque où partout ailleurs en Europe elle était irrévocablement constituée depuis bien des siècles. C’est là qu’il faut voir la cause principale de tous les maux de l’Irlande. Aujourd’hui encore, dans bien des comtés, les familles des anciens propriétaires cultivent comme fermiers le sol dont leurs ancêtres ont été dépossédés, et elles en conservent précieusement les titres en vue d’une revendication sur laquelle elles n’ont pas cessé de compter. Il ne nous appartient pas d’aborder cette terrible question de la propriété en Irlande, qui se dresse toujours hérissée de droits inconciliables, et que des mesures généreuses, une législation ferme et prévoyante, aidées par le temps, le progrès des lumières et l’accroissement de la prospérité publique, pourront seules apaiser[1] ; mais nous avons dû y faire allusion parce qu’elle affecte la situation de l’église établie, dont les propriétés et les rentes sont aux yeux de la masse des Irlandais le fruit d’une spoliation qu’ils n’ont pas oubliée. Les passions que ce souvenir éveille trouvent un aliment constant dans le contraste entre le riche ministre anglican, qui possède au milieu d’eux église et presbytère, et le pauvre curé catholique, qui vit dans une chaumière et dit la messe dans une grange.

Cromwell n’avait pas épargné l’église établie, mais elle releva bientôt la tête après cet orage passager, et se lia de plus en plus à l’édifice de la domination anglaise, raffermi par Guillaume III après la bataille de la Boyne et les sanglantes exécutions qui la suivirent. On sait que cette domination cherchait alors à s’appuyer sur les trop fameuses lois pénales que les deux partis, dans la dernière discussion, ont flétries à l’envi comme l’un des plus odieux instrumens de tyrannie inventés par l’esprit humain. Persécution religieuse, nationale, industrielle, rien n’y manquait, les passions et les rivalités des vainqueurs y étaient toutes satisfaites; mais le prêtre catholique était l’objet de leurs rigueurs particulières, et l’église établie d’Irlande, dont elles étaient ostensiblement la sauvegarde, porte encore aujourd’hui la peine de cette funeste solida-

  1. Voyez la brochure de M. J. S. Mill intitulée England and Ireland, la réponse d’un pair d’Irlande libéral, lord Dufferin, et la lettre adressée à lord Grey par le Dr Mauning, archevêque de Westminster.