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Ce mot « chef-d’œuvre, » que nous prononcions tout à l’heure à propos de la Nuit de Thorvaldsen, n’est-il pas également le seul qui convienne pour qualifier le Mercure, modelé à Rome en 1818, et exécuté en marbre un peu plus tard pour lord Ashburton[1] ? Rien de mieux conçu, rien de plus naturel et de plus ingénieux en même temps que l’attitude et le geste de cette statue. Thorvaldsen, dit-on, en rencontra la donnée première, le « motif, » pour parler la langue des ateliers, dans la posture d’un portefaix nonchalamment assis sur une borne à la porte d’un palais du Corso. Cela est possible, mais dans ce cas il lui est arrivé d’élever un accident de la réalité à la hauteur d’une révélation idéale, et, comme l’auteur de Paul et Virginie à l’aspect de deux enfans courant sous la pluie dans un faubourg de Paris, de savoir deviner la poésie là où tout autre passant n’aurait vu qu’un fait insignifiant ou vulgaire.

Le moment choisi par Thorvaldsen est celui où Mercure s’apprête à frapper Argus, qu’il vient d’endormir aux sons de sa syrinx. La main gauche du dieu tient l’instrument que les lèvres ont à peine cessé d’effleurer, tandis que la main droite fait glisser l’épée hors du fourreau caché sous la jambe, et maintenu dans l’immobilité par la pression du talon. Encore un instant, et ce corps, incliné comme celui d’un chasseur guettant sa proie, va se dresser, bondir et accomplir au premier choc l’œuvre que les ruses de l’esprit ont ménagée. On sent qu’Argus est vaincu d’avance ; on le voit presque, tout absent qu’il est, succombant sous le coup qui le surprendra tout à l’heure, tant ce coup semble sûrement préparé, intelligent, inévitable. Il y a dans toutes les lignes du Mercure, dans l’espèce de grâce farouche et d’animation recueillie que respire la figure entière je ne sais quel frémissement, je ne sais quelle vie à la fois surnaturelle et humaine dont les œuvres de la sculpture moderne offrent rarement des traits aussi saisissans. Une telle figure est de celles qui épuisent pour jamais un sujet, une de ces interprétations trouvées après lesquelles il n’y a plus à aborder le même thème, et qui, comme le Pyrrhus de Bartolini, comme le Départ de Rude ou le Danseur napolitain de Duret, resteront, quoi qu’il arrive, à l’état de formules absolues et de types.

Faut-il maintenant s’arrêter aux imperfections que peuvent présenter certaines parties, les pieds par exemple, dont la proportion et le dessin manquent un peu élégance ? A quoi bon promener la

  1. Il existe, sans compter les épreuves en plâtre, plusieurs répétitions en martre de cette statue. M. Pion, dans le catalogue qui termine son livre, mentionne entre autres celle qui fut acquise après la mort de l’artiste par le gouvernement espagnol, et qui a cela de particulier que la tête de Mercure n’y est pas coiffée, comme dans l’original, du pégase ailé.