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jusqu’à la licence avec autant de ponctualité qu’aux ordres du grand Frédéric ; l’amusement faisait partie de l’administration. Les femmes, peu sévères, les hommes, entièrement désœuvrés, n’avaient que le plaisir pour étude et en faisaient, en l’assaisonnant de subtilités de toute espèce, une science comico-sérieuse. A Berlin, la Prusse paraissait, selon le mot de Mirabeau, arrivée à la pourriture sans avoir passé par la maturité. On ne se réveilla de ces folies qu’en 1806. Gentz, tout porté par sa nature vers cette vie de plaisir, s’y trouve dès l’abord dans son élément ; seulement de loin en loin quelque embarras d’argent le ramène à la morale, il se préoccupe de la vertu par économie, et fait un effort pour s’arracher au tourbillon : il écrit à Elisabeth Graun, lui confesse ses faiblesses, la prend à témoin de ses intentions de réforme, qu’il oublie bientôt au premier sourire d’une meilleure fortune.

Nommé en 1785 à un petit emploi au ministère de la guerre, il avait demandé la main de la jeune personne de Kœnigsberg ; mais, ayant rencontré un refus, il s’était hâté d’épouser la fille d’un fonctionnaire, le conseiller des finances Gilly, grave imprudence de la part d’un homme qui, peu capable de porter le fardeau d’aucun devoir positif et de régler sa vie, n’aurait point dû assumer si tôt les charges d’une famille. Cependant la révolution avait éclaté ; il n’est pas étonnant que cet événement, qui arrachait à l’immuable orbite de ses habitudes le philosophe de Kœnigsberg, mît en ébullition les cervelles oisives de Berlin. Gentz ne résiste pas à l’entraînement universel. Il écrit au philosophe Ch. Garve, un de ses compatriotes : « Si cette révolution échouait, ce serait un des plus grands malheurs qui puissent frapper le genre humain ; elle est le premier triomphe effectif de la philosophie, le premier exemple d’un gouvernement fondé sur des principes et sur un ensemble d’idées rationnelles ; elle est le remède des maux séculaires sous le poids desquels gémit l’humanité. » En 1791, il publie une dissertation sur les principes supérieurs du droit public où il s’écrie : « Le monde moral édifié par la raison (c’est-à-dire ici la révolution) est immuable et indestructible. » Cette belle ardeur pour la raison ne dura pas longtemps ; dès l’année suivante, nous trouvons Gentz dans le camp des adversaires du nouveau régime établi en France, traduisant coup sur coup, sans se soucier des nuances d’opinion plus ou moins prononcées qui séparent ces différens auteurs, le pamphlet de Burke contre la révolution, les Recherches de Mounier sur les causes qui ont empêché les Français de devenir libres et sur les moyens qui leur restent pour acquérir leur liberté, le livre de Mallet du Pan intitulé Considérations sur la nature de la révolution de France et sur les causes qui en prolongent la durée.