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couleur magistrales, et le premier à Mlle Nélie Jacquemart. La rencontre d’un requin dans une bavaroise au chocolat n’est guère plus invraisemblable que celle d’un talent viril et mûr sous le chignon d’une jeune et jolie Parisienne ; mais il faut s’incliner devant l’évidence du fait. Si nous avons quelques auteurs qui commandent leurs livres et leurs pièces à des mercenaires, si plusieurs peintres de genre et même d’histoire se font aider ou suppléer par des gagistes anonymes, le peintre de portrait ne peut tromper personne ; il a ses modèles pour témoins. C’est donc Mlle Jacquemart et elle seule, qui a peint ce portrait vivant et vigoureux de M. le président Benoît-Champy, c’est elle qui, sans collaborateur et sans conseil, a composé, exécuté, achevé ce portrait de Mlle G. B., si noble et si fier, si doux et si triste, où les splendeurs, les grâces et les vivacités de la jeunesse se cachent à demi sous les voiles d’un grand deuil. Il ne faut point désespérer d’un sol qui produit de tels artistes, mais souvenons-nous que le talent ne naît pas par génération spontanée. Le maître de Mlle Jacquemart est M. Léon Cogniet, un de ces vétérans de l’art sérieux que l’administration a bannis de ses écoles.


IV

Le paysage était jadis un art savant et compliqué ; il exigeait les mêmes études, ou peu s’en faut, que la peinture d’histoire. L’artiste composait un site ; il y faisait entrer un grand nombre d’élémens divers, choisis avec le plus grand soin, qu’il avait étudiés chacun à part et mis en réserve. Forêts, rochers, rivages, vallons, troupeaux, palais, ruines, chaumières, costumes, types, étaient les matériaux dont on composait un paysage. Les artistes pensaient à tort ou à raison que le premier coin de terre venu n’est pas l’étoffe d’un tableau et qu’avant de prendre la brosse il faut avoir en provision tout un choix d’objets intéressans. Lorsqu’on rencontrait par hasard dans la nature une réunion de belles choses bien groupées, on disait : « Voilà un site pittoresque, » c’est-à-dire digne d’être peint, semblable à ceux qui fixent le choix des vrais artistes. L’Italie était citée à bon droit comme un des coins les plus pittoresques de l’Europe ; aussi prenait-on soie d’y envoyer les étudians voués au paysage. Nous avons changé tout cela.

Quelques hommes. remarquablement doués, mais d’une instruction peut-être insuffisante, ont couru au succès par des chemins de traverse. Ils se sont dit qu’on pouvait foire un bon tableau sans le bourrer de détails recueillis aux quatre coins du monde. Quelques arbres, un bout de pré et une vache accroupie dans l’herbe par un beau soir d’automne suffisent à former un ensemble intéressant. Si les derniers rayons du soleil dorent à l’horizon quelque nuage de