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concurrent de taille colossale : c’est de M. Vollon qu’il s’agit. Ce tableau de nature morte, qui représente une collection de haute curiosité, est lui-même une pièce de premier ordre. Il faudrait remonter jusqu’à Chardin pour trouver un Français aussi habile à peindre largement les choses fines.

Et maintenant, si j’avais à donner un avis sur le présent et l’avenir de la peinture française, je dirais qu’en peinture comme en mainte autre affaire nous achevons de manger les économies des régimes précédens. Les grands artistes qui s’en vont ne sont pas remplacés, ou ne le sont qu’à demi, et ce n’est pas l’enseignement de la nouvelle École des Beaux-Arts qui nous en formera d’autres. Les jeunes générations tendent à substituer aux grandes et fortes études un simple apprentissage. Avec la perfection miraculeuse des procédés, la division du travail, cette loi de l’industrie moderne, envahit peu à peu la peinture. Le temps n’est peut-être pas loin où tel peintre de genre fera et refera toute sa vie une femme au coin du feu, et toujours la même, et la sienne, ce qui lui permettra de produire un œuvre considérable sans sortir de chez lui. Tel peintre de marine se consacrera tout entier à un petit coin de rivage et recommencera jusqu’à la mort la même eau, le même ciel et le même rocher. Le paysagiste aura son petit coin de campagne qu’il tirera sans peine à soixante exemplaires par an. Chaque peintre, n’ayant plus qu’une seule chose à apprendre, deviendra d’une force incroyable dans sa spécialité, et nous justifierons cette parole de M. Thiers : la France est supérieure dans les produits supérieurs ; seulement il n’y aura plus d’art français.


V

La sculpture est un métier long à apprendre, dur à pratiquer, peu goûté du public, et qui nourrit mal son homme. Les statuaires ne s’improvisent pas ; on dit qu’ils sont arrivés jeunes, lorsqu’ils font parler d’eux à quarante ans. Ils vivent en général tristement, dans des ateliers humides où le beau monde ne vient guère papillonner. Leur compagnie de tous les jours, c’est le modèle, un Parisien cagneux et décharné qu’ils redressent et remplument de leur mieux pour en faire un Grec antique. Il n’y a point de procédé ni d’habile tricherie qui dissimulent les défauts d’une statue mal modelée ; le sculpteur incomplet ne peut pas se tirer d’affaire comme un peintre en nous jetant de la poudre aux yeux. Il faut donc travailler, retravailler et suer longtemps pour créer la moindre chose. Un marbre est le produit de trois enfantemens successifs. Cependant le plus difficile n’est pas de le faire, c’est de s’en défaire. Il n’y a pas de clientèle privée, ou presque pas. Par ces raisons, notre