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la commune humanité ; mais nous ne pouvons comprendre comment cette volonté, cette liberté, dont le sage nous offre déjà un type assez élevé ici-bas, changent de nature en passant à la perfection absolue, et deviennent l’amour, la pensée pure, la nécessité du bien. Nous nous défions de cette sorte de méthode infinitésimale appliquée aux réalités de la conscience, qui consiste à poursuivre la perfection relative jusqu’à un absolu dans lequel elle perd tous les caractères qui lui sont propres. Ce procédé, que M. Ravaisson regarde comme si sûr, et qui nous paraît en effet bien supérieur à la méthode dialectique, est encore pourtant une méthode d’abstraction. Toute la différence, radicale du reste, c’est que l’abstraction psychologique d’Aristote pénètre dans l’essence intime de l’être, tandis que l’abstraction logique de Platon ne fait qu’en effleurer la surface ; mais nous ne pouvons voir qu’un abstrait dans l’acte parfait d’Aristote, comme dans l’idée suprême de Platon, tout en reconnaissant combien l’un de ces principes l’emporte sur l’autre en profondeur et en précision.

Enfin nous trouvons que la psychologie et la théologie parlent ici la même langue, ayant en vue de tout autres réalités. Dans cette sphère supérieure où nous transporte la théologie, et où la volonté se confond avec la nécessité, la vertu avec l’amour, nous ne reconnaissons plus ce monde moral où les mots de liberté, de vertu, de sacrifice, d’héroïsme, ont un sens si précis et un charme si puissant. Ce n’est plus là, quoi qu’en dise M. Ravaisson, le ciel de la conscience où brille cette étoile de la vertu, plus belle, au dire d’un sage de l’antiquité, que toutes les étoiles du firmament. De même, si en descendant cette même échelle du progrès nous concevons que l’activité spontanée de l’être diminue graduellement d’espèce en espèce et de règne en règne, nous ne pouvons consentir à laisser les noms de volonté, de pensée et d’amour à des mouvemens auxquels ces mots ne peuvent s’appliquer sans perdre leur sens propre. Bornons-nous à dire que le fond de l’être est une activité spontanée, une force qui tend à une fin, réservant les mots de liberté, de volonté, de pensée, de raison, d’âme et d’esprit pour les réalités que nous révèle la conscience. L’expérience doit rester toujours et partout souveraine, aussi bien contre les usurpations de la métaphysique spiritualiste que contre celles de la physique matérialiste, et il n’est pas plus permis de spiritualiser la nature que de matérialiser l’esprit. En ceci, Aristote avait montré plus de mesure que Leibniz, que Schelling, que M. Ravaisson lui-même.

Ceci n’est peut-être, entre M. Ravaisson et nous, qu’une affaire de mots. Il est un autre point de la doctrine sur lequel il nous serait plus difficile de nous entendre. Le problème théologique a toujours été la grande difficulté de la philosophie spiritualiste. Dieu