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qu’elle roulât sur une matière qui leur était assurément plus familière qu’à la plupart des orateurs de l’assemblée. On n’en fut point étonné cependant ; leur silence ne se comprenait que trop bien après le dramatique incident qui les avait mis en lutte le jour même où s’était ouvert le débat sur la déclaration. Par ses publications, sa parole dogmatique et son projet de déclaration, Sieyès s’était placé très haut dans l’esprit d’un grand nombre de ses collègues. A la manière dont il avait attaqué les abus de l’ancien régime, on ne doutait point qu’il n’eût son plan de constitution tout fait, et que ce plan ne fût très radical ; néanmoins cette conviction n’était pas celle des députés les plus clairvoyans. Pour eux, les idées de Sieyès étaient celles d’un rêveur qui était peu sorti de son cabinet. Déjà, en repoussant une de ses motions, Mirabeau avait dit avec ironie : « Le métaphysicien voyageant sur une mappemonde franchit tout sans peine, ne s’embarrassant ni des montagnes, ni des déserts, ni des fleuves, ni des abîmes ; mais quand on veut réaliser le voyage, quand on veut arriver au but, il faut se rappeler sans cesse qu’on marche sur la terre et qu’on n’est plus dans le monde idéal. » C’est équipé d’une tout autre manière, on l’a vu, que Thouret était arrivé à la constituante. Son génie particulier en faisait en quelque sorte le rival et l’antagoniste de Sieyès. Dialecticien inflexible, mais observateur attentif des faits, la science expérimentale était avant tout son guide. C’est ce côté de son talent qui séduisait le plus Mirabeau et qui avait aussi frappé l’assemblée. Proposé pour la présidence dans la séance du 1er août 1789, il l’avait emporté de quelques voix sur Sieyès. Ce choix fut aussitôt violemment attaqué. Selon le marquis de Ferrières, Thouret, alors attaché au roi et à la monarchie, n’était point l’homme que voulaient ceux qu’il appelle les gens de la révolution ; il suppose que leurs plans étaient dressés dès cette époque, et que pour les exécuter il fallait un chef qui fût entièrement dans leurs principes. Ils représentèrent donc au peuple que Thouret était vendu aux Polignac et à l’aristocratie ; on parlait de marcher sur Versailles et là de l’immoler, lui et ceux qui l’avaient élu. De violens discours, il est vrai, furent tenus contre Thouret au Palais-Royal ; mais Bailly dans ses mémoires les a fait remonter à leur véritable origine en disant qu’ils étaient inspirés par les amis de Sieyès. Thouret avait combattu la motion de ce dernier sur le titre que devait prendre l’assemblée, et c’était là une des accusations dirigées contre lui. En cela, avait-il cédé à quelque instigation ? Il avait également repoussé la motion de Mirabeau pour défendre avec Barnave celle de Mounier. « Si par le mot peuple, avait-il dit à cette occasion, vous entendez ce que les Romains appelaient plebs, vous admettez dès lors la distinction des ordres ; si ce mot répond à