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désormais de la création extérieure. Eh bien! dans lequel de ces états les idées philosophiques se prêteront-elles le plus docilement aux désirs de l’artiste?

La vérité non incarnée, non encore connue et acceptée, la vérité à l’état métaphysique dans son essence pure, ne convient pas à l’artiste, et cela, on peut le démontrer par une sorte de truisme ou de vérité de M. de La Palisse qui est absolument irréfutable. L’artiste a besoin d’un corps pour réaliser sa pensée, il ne montre pas les choses en essence, il ne montre que leur enveloppe; s’il veut par exemple représenter la vérité, il devra de toute nécessité peindre une belle femme toute nue, en sorte que par suite de la fatalité de son art, au moment où il veut dire une chose, il est obligé d’en montrer une autre, sinon contraire, au moins fort différente. C’était la vérité qu’il voulait peindre, et ce qu’il a présenté fatalement, c’est d’abord la beauté. Les arts plastiques sont donc pour les idées pures le plus détestable des véhicules, car ils les laissent en chemin, absolument, — qu’on nous passe la vulgarité de cette comparaison, — comme un conducteur de diligence qui, au moment où il croirait emmener certains voyageurs, en emmènerait d’autres que ceux qui sont écrits sur sa feuille de route. La vérité a des véhicules pour chacun des états que nous avons nommés, et son véhicule, lorsqu’elle est encore à l’état abstrait, c’est la parole, corps immatériel parfaitement approprié à une abstraction, qui ne l’écrase, ne l’étouffé, ni ne la fausse, mais qui, sous son enveloppe aérienne, la laisse apparaître avec clarté, et qui, afin de modérer sa vitesse naturelle et de rendre cette fugitive visible un instant aux yeux humains, attache à ses ailes ce poids léger des mots qui assure à sa course au moins la lenteur relative de l’éclair.

Cette nécessité où ils sont de donner un corps à des choses qui n’en ont pas encore rend donc les arts plastiques absolument impuissans comme instrumens de propagande politique, philosophique, sociale. Ces idées nouvelles dont il s’agit de fonder l’empire, comment les représenter aux yeux, puisque les yeux ne les ont pas encore vues? Comment les rendre sensibles au cœur, puisqu’elles ne rappellent aucun souvenir et ne sont associées à aucune habitude? Alors il arrive de deux choses l’une, ou bien que l’artiste a recours à l’allégorie, dont l’expérience des siècles a montré la froide impuissance même entre les mains des plus grands hommes, même avec le secours de la parole, ou bien qu’il doit se résigner à exprimer ces idées encore à l’état de devenir au moyen des symboles consacrés de ce passé qu’elles prétendent remplacer. Ce dernier moyen est le plus raisonnable, mais il est encore bien incertain, et combien il est choquant! Par exemple, s’il s’agit d’exprimer la justice des modernes idées de liberté et d’égalité, l’artiste aura recours aux