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Quand il reprit la mer, il lui survint d’avoir affaire à toute une flotte anglaise, et c’est l’aventure de sa vie où il déploya le plus de courage, de sang-froid et d’heureuse sagacité. Un vaisseau passa la nuit entre le Jason et l’Auguste. Les deux navires de Du Guay-Trouin virèrent alors et voguèrent de conserve avec ce vaisseau. Il fut reconnu au matin que c’était le Chatham, et, celui-ci s’étant également aperçu qu’il avait devant lui le Jason, le combat s’engagea joyeusement entre les deux adversaires. Du Guay-Trouin, qui voulait l’aborder sans coup férir, avait fait coucher tous ses hommes sur le pont lorsque ses vigies signalèrent l’escadre anglaise. Il prit chasse aussitôt et ordonna à l’Auguste de l’imiter et de jeter à la mer tout ce qui pouvait l’embarrasser, ancres, chaloupes, mâts, vergues de rechange. Ce fut en vain, l’escadre anglaise les avait rejoints à cinq heures du soir. Du Guay-Trouin, espérant que, dans la crainte de l’escadre de Coetlogon, qu’ils savaient à Brest, les Anglais ne se sépareraient point, ordonna à l’Auguste de tenir le vent, ce qui était sa meilleure allure, pendant que le Jason au contraire laisserait un peu arriver. Ses prévisions furent trompées. Six des bâtimens ennemis se détachèrent sur l’Auguste, et les quinze autres le poursuivirent lui-même. Le Honster de 64 canons fut sur lui en un instant. Étonné de cette vitesse, Du Guay-Trouin raconte qu’il eut la curiosité de savoir le nom de ce vaisseau et qu’il le fit demander par un interprète; mais le capitaine anglais, jugeant sans doute la question indiscrète, ne répondit qu’en lâchant sabordée. Heureusement elle ne fit aucun mal à l’équipage, car les hommes étaient couchés à plat ventre. Ils se relevèrent tout à coup, et, faisant feu en criant vive le roi! jonchèrent de cadavres le pont anglais. Le Honster eût été enlevé d’emblée, si plusieurs vaisseaux ne fussent venus à son secours. Il s’établit alors un grand calme avec la nuit; le Jason était cerné par ses quinze ennemis. Sans aucun espoir de se sauver. Du Guay-Trouin prend la résolution suprême d’aller tête baissée, à l’instant où le combat recommencera, s’attaquer au commandant anglais et de périr en luttant contre lui plutôt que d’amener son pavillon. Plus tranquille alors, il s’assied sur sa dunette et regarde l’horizon. Ce furent de longues heures où le héros malouin, ne voyant pas d’issue à ce cercle qui l’enfermait, dut repasser sa vie et penser avec un mélancolique orgueil qu’elle se terminerait du moins glorieuse comme elle s’était écoulée. Déjà venaient les premières lueurs du matin et avec elles l’instant décisif où sa destinée allait s’accomplir, lorsque, regardant une dernière fois ces vaisseaux encore immobiles autour de lui, il s’aperçut « au milieu de cette morne occupation » qu’une tache noire se formait au loin. Ce nuage encore indécis, c’était son salut, il lui apportait la brise.