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tions artistes jusqu’au plus intime de l’être, et dont les produits doivent fatalement porter la peine d’un préjugé qui s’attache aux œuvres des gens du monde. Musique de prince et d’amateur, s’écrient les envieux, et la masse d’applaudir à cet ostracisme et d’accepter sans effort un jugement qui flatte ses mauvaises passions. Au cas où l’exemple du prince Poniatowski ne suffirait pas, j’en citerais un autre non moins frappant. Il existe de par le monde une partition de Roméo et Juliette actuellement en train de faire son chemin, et qui malgré vents et marée arrivera à son jour, à son heure, par cette irrésistible force d’impulsion que toute œuvre remarquable porte en elle. L’auteur, dont le moindre tort est de s’appeler le marquis d’Ivry, s’était d’abord contenté d’imprimer sous un nom d’emprunt son ouvrage, connu seulement et apprécié de ces quatre-vingt-dix ou cent individus dont l’opinion est comme le foyer où le public vient tôt ou tard allumer sa lanterne. Le hasard fit que M. Capoul rencontra cette partition égarée sur un piano. Il l’emporta chez lui en curieux, la lut en musicien, s’en éprit en chanteur, en artiste, et trouva là tant d’inspiration vraie, de passion ressentie et rendue, qu’il se fit à lui-même le serment d’être ce Roméo, n’importe à quelle période de sa carrière et n’importe sur quel théâtre. Être le colonel de Maillepré et plaire aux dames, c’est déjà un fort joli rêve; mais aborder le drame lyrique par l’une de ses plus idéales créations, venir de son propre mouvement témoigner devant le public en faveur d’une œuvre qui vous a convaincu, c’est tendre à des succès plus dignes.

En attendant, l’Opéra s’occupe de monter le Faust de M. Gounod, sans trop d’enthousiasme et avec cette sage lenteur qui préside aux combinai- sons d’un échiquier. Il avait d’abord été résolu qu’on reprendrait Armide cet hiver; puis, la distribution faite et les études déjà même engagées, sont arrivés les différends avec Mme Marie Sasse, qui semble mettre au renouvellement de son engagement des conditions auxquelles le théâtre hésite à satisfaire. Et comme il est assez d’usage que dans le doute on s’abstienne, l’œuvre de Gluck a disparu du programme, et s’est vue aussitôt remplacée par la question de Faust, question pleine de promesses et peut-être aussi d’illusions, à coup sûr pleine d’embarras.

On raconte que l’ancien directeur du Théâtre-Lyrique contesterait à l’Académie impériale le droit de disposer de cette partition, qu’il se réserverait, lui, d’exploiter un jour ou l’autre et tout à son aise à la Renaissance, espèce de théâtre in partibus toujours en passe d’ouvrir demain. Nous ne possédons sur les titres de cette revendication que les données les plus imparfaites; mais que l’acte qu’elle invoque existe ou non dans la teneur qu’on lui prête, il y a là un fait moral très délicat et qui ne saurait manquer d’être apprécié par des juges tels que les nôtres. N’est-ce pas en effet aux efforts persistans, à la sollicitude imperturbable de l’ancien directeur du Théâtre-Lyrique, que ce Faust doit une bonne partie de son renom? Rappelons-nous les débuts de M. Gounod à l’Opéra, et les