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s’agirait pourtant de s’entendre et de savoir si les administrations, qui ne s’épargnent ni soins ni sacrifices, si le public, qui donne son argent, ont droit à ce que chacun fasse en conscience son métier. Exigera-t-on d’un artiste gorgé de faveurs et de richesses moins qu’on n’exige d’un ouvrier ? Sera-ce trop que de réclamer du premier ce qu’on réclame du second : l’intelligence et la pratique honnête et complète de son affaire ? Le malheur veut que les vérités de cette sorte ne soient pas exprimées assez souvent, assez haut ; tout le monde les pense comme nous, mais la plupart du temps tout le monde se dit comme Hamlet : « Est-ce bien la peine ? Et en supposant que ce soit bien ma conviction, qu’ai-je à faire de la mettre sur le papier ! »

Un homme, qu’à ce point de vue on regrettera longtemps est sorti naguère sans bruit ni fanfare de la troupe de l’Opéra, je veux parler de M. Obin. C’était un artiste, celui-là, et non un phraseur. On l’applaudissait moins, mais avec quel intérêt on le suivait, on l’écoutait, même alors que sa voix ne répondait plus à l’effort de son intelligence ! Disons mieux, de ces défaillances de l’organe on s’apercevait à peine, entraîné qu’on était par cet art qu’il possédait de savoir toujours occuper la scène, et qu’il tenait de la tradition des maîtres. C’est pourquoi tous ceux qui, comme nous, aiment ce beau théâtre de l’Opéra, et souhaitent de le voir prospérer, regretteront l’absence de M. Obin en espérant qu’elle ne sera pas indéfinie : les artistes de cet ordre deviennent trop rares par le temps qui court pour qu’on les laisse s’éloigner à tout jamais. Il y a tel ouvrage du répertoire qu’on ne se figure pas sans M. Obin, le Don Carlos de Verdi par exemple. Qui ne se souvient de ce Philippe II, un portrait du Titien vivant et se mouvant ? M. Obin n’avait pas seulement cette qualité supérieure de ne jamais désemparer, de maintenir d’un bout à l’autre de la pièce l’autorité de son personnage ; il saisissait par ses côtés originaux la figure qu’on lui présentait, il avait le jeu indépendant, créateur, jamais poncif comme M. Faure dans Guillaume Tell et surtout dans Hamlet.

L’administration de l’Opéra, fatiguée de se livrer en pure perte au dressage des ténors étrangers, a trouvé sous sa main un jeune homme de bonne volonté, et, pour le moment du moins, s’en contente. M. Colin, qui, jouant Laerte dans Hamlet, s’était fait remarquer en chantant d’une voix charmante d’assez mauvaise musique, a été chargé inopinément du rôle de Raoul, et tout serait au mieux, si ce jeune ténor pouvait s’en tenir à la mesure de ses moyens et ne pas constamment forcer la note. Quand on commence par attaquer à plein gosier une romance de pure rêverie que Meyerbeer, pour en caractériser l’idéale expression, fait accompagner par la « viole d’amour, » on en vient tout naturellement à redoubler d’efforts et d’exagération dans le quatuor sans*accompagnement du deuxième acte aussi bien que dans le septuor du troisième ; puis, comme une pareille dépense de force entraîne une sensible altération de