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LA SERBIE AU XIXe SIÈCLE.


revanche, la pensée que les Russes favorisaient les hétairies, peut-être aussi, qui sait ? le désir d’enlever à Milosch l’autorité que son ancien sujet avait si vigoureusement conquise, tous ces sentimens le déci(3èrent. Pouvait-il hésiter longtemps, l’homme aux explosions soudaines, ayant son ambition à satisfaire et sa honte à venger ? Georgakis le conduisit d’abord à Jassy. Là, Kara-George vit un de ces agens que la Russie met volontiers en avant sauf à les désavouer ensuite, et, persuadé de plus en plus qu’il répondait à un appel du tsar, il passa le Danube[1]. Le voilà chez un de ses anciens compagnons d’armes, l’ex-voïvode Vouitza, dans le bourg d’Adzagna, près de Smederevo. À cette nouvelle, on devine quelles pensées tumultueuses assaillirent l’esprit de Milosch. Maraschli, saisissant l’occasion de sévir, envoyait déjà un millier de janissaires arrêter l’hôte de Vouitza. Si Kara-George tombe entre leurs mains, on accusera Milosch de ne pas avoir protégé l’homme dont le souvenir est toujours si glorieux parmi les Serbes. S’il veut le défendre, les mécontens, réprimés à grand’peine, vont accourir de toutes parts, c’est la guerre qui recommence, et quelle guerre, juste ciell quand la Serbie, à bout d’efforts, épuisée d’hommes et d’argent, ne peut se relever que par la constance de sa politique. De gré ou de force, il faut que Kara-George s’éloigne. Milosch mande Vouitza, et lui signifie impérieusement ses ordres : il décidera Kara-George à partir ; si Kara-George s’y refuse, il le fera enchaîner et transporter au-delà du Danube. Le lendemain, il montait à cheval avec ses momkes, avec les kuèzes du pays, voulant surveiller ce qui se passait à Smederevo, et intervenir, s’il était nécessaire, entre le peuple serbe et les soldats de Maraschli. À ce moment-là même arrivent deux pandours de Vouitza portant la tête de Kara-George. Vouitza écrivait à Milosch que Kara-George serait tombé aux mains des janissaires, qu’il serait mort dans les supplices, qu’une lutte désastreuse était imminente, et que, ne pouvant décider son hôte à fuir, il l’avait frappé pendant son sommeil. Tragiques enchaînemens de la destinée ! Kara-Keorge aussi avait tué son père pour empêcher qu’il ne fût torturé par les Turcs.

Milosch avait-il pressenti ce qu’une telle aventure lui vaudrait un jour de haines et d’outrages ? Sa douleur fut profonde. Sa femme, la généreuse Lioubitza, qui professait un culte pour tous les héros de la cause nationale, prit dans ses mains la tête du prince des Serbes, la couvrit de ses baisers et de ses larmes. Milosch fit ensevelir son corps avec beaucoup de solennité dans l’église de Topola,

  1. Sur le rôle de Georgakis et des agens russes en toute cette affaire, voyez Gervinus, Insurrection et Régénération de la Grèce, t. Ier, p. 149-150, traduction française de MM. J. F. Minnsen et Léonidas Sgouta.