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ration des sciences inauguré par Bacon. Pourvu de connaissances médicales aussi étendues que son temps le comportait, il avait étudié sévèrement le mécanisme de notre intelligence. Descendant profondément en lui-même, il s’était longtemps contemplé, et il avait présenté aux hommes, dans son traité de l’Entendement humain, le miroir dans lequel il s’était vu. Il avait créé une sorte de physique expérimentale de l’esprit, et marqué ainsi l’origine d’une science qui n’a guère reçu que de nos jours, c’est-à-dire après un siècle et demi d’attente, ses premiers développemens. Avant Locke, de grands philosophes avaient décidé positivement ce que c’est que l’âme; mais, comme ils n’en savaient rien du tout, ils avaient tous été d’avis différens. Locke apprit aux hommes à ne pas prendre le problème de si haut, à l’étudier patiemment dans ses détails, à l’éclairer par des faits lentement accumulés, et à se passer d’une solution radicale aussi longtemps qu’il n’y aurait pas d’élémens pour la formuler. L’homme est un corps matériel, et il pense. Faut-il décider pour cela que la matière est incapable de penser? A ceux qui n’hésitent pas à l’affirmer, Voltaire présente la réponse de Locke : « votre imagination ni la mienne ne peuvent concevoir comment un corps a des idées; mais comprenons-nous mieux comment une substance telle qu’elle soit, comment un esprit peut en avoir? Nous ne concevons ni la matière ni l’esprit; comment osez-vous assurer quelque chose ? » C’est ainsi que Voltaire vulgarisait des idées qui devaient ruiner en France la métaphysique de Descartes.

Descartes du reste devait tomber tout entier, sa physique devait disparaître comme sa métaphysique. Les Lettres sur les Anglais sont pleines de la gloire de Newton. Le système newtonien, encore peu répandu en France, allait faire une campagne victorieuse contre le cartésianisme et en triompher avec éclat. « Un Français qui arrive à Londres, dit la lettre XIVe, trouve les choses bien changées en philosophie comme dans tout le reste. Il a laissé le monde plein, il le trouve vide. A Paris, on voit l’univers composé de tourbillons de matière subtile; à Londres, on ne voit rien de cela. Chez nous, c’est la pression de la lune qui cause le flux de la mer; chez les Anglais, c’est la mer qui gravite vers la lune... Chez vos cartésiens, tout se fait par une impulsion qu’on ne comprend guère; chez M. Newton, c’est par une attraction dont on ne connaît pas mieux la cause. A Paris, vous vous figurez la terre faite comme une boule; à Londres, elle est aplatie des deux côtés. La lumière pour un cartésien existe dans l’air; pour un newtonien, elle vient du soleil en six minute., et demie... Voilà de sérieuses contrariétés. » Voltaire ne se pique point d’ailleurs d’être entré fort avant dans