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Comme Emilie n’était point très portée à faire des vers, il est bien possible que ceux-là, quoique mis sous son nom, ne soient point de sa fabrique; elle n’avait pas loin à chercher pour trouver un faiseur de quatrains. La solitude n’était point telle d’ailleurs qu’on n’eût toujours quelque hôte de distinction; c’était à tour de rôle Clairaut, Maupertuis, le Vénitien Algarotti, Bernoulli, La Condamine, Helvétius, le président Hénault, dom Calmet, pour ne mentionner que les plus illustres; nous ne parlons pas de M. du Châtelet, qui venait soigner sa goutte à Cirey quand son régiment ne le retenait pas, ni de l’abbé de Breteuil, le frère de la marquise, vicaire-général de l’archevêché de Sens, bon vivant, toujours farci de contes drolatiques qui faisaient pousser des cris effarouchés à Voltaire même. Quelle que fût la société réunie à Cirey, l’emploi des journées était uniformément réglé. Vers onze heures, on se réunissait pour déjeuner dans la fameuse galerie de Voltaire, une conversation d’une demi-heure environ suivait le déjeuner; puis Voltaire se levait et faisait une grande révérence aux personnes présentes; on savait ce que cela voulait dire, et chacun se retirait. On ne se réunissait plus que vers les neuf heures du soir, pour le souper. Presque toujours il fallait arracher Voltaire à son écritoire pour l’amener à table, et il n’y arrivait qu’au milieu du repas. Est-il besoin de dire qu’il allumait tout de suite l’esprit des convives, et que sa verve intarissable faisait les frais du souper? Il y avait des jours pourtant où les habitans de Cirey sortaient de ces habitudes régulières : c’étaient les jours de représentation ou de répétition dramatique. Cirey avait son théâtre, une petite galerie de bois légèrement construite, et, quand le vent était à la tragédie, on y jouait quelquefois jusqu’à vingt et vingt-cinq actes de suite; au besoin, à défaut de tragédies, on y faisait venir les marionnettes, et même Voltaire ne dédaignait pas d’y montrer la lanterne magique en tirant de son sac pour ces occasions quelques grosses bouffonneries.


III.

Dans la période qui nous occupe surtout maintenant, c’est-à-dire dans les années qui s’écoulent de 1736 à 1740, la galerie de Voltaire ou plutôt le laboratoire de physique et de chimie qu’il y avait installé était l’objet de tous ses soins. Il voulait mettre ce laboratoire sur un excellent pied. A chaque instant il commandait à l’abbé Moussinot de nouveaux instrumens, tantôt une machine pneumatique, tantôt un télescope; le roulage était incessamment occupé à transporter à Cirey des livres et des colis scientifiques. Il ne recu-