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même avant de s’être consolidé sur les bases qui lui avaient été faites. Elle savait qu’elle déposait en Orient un germe destiné à se développer ; mais en même temps elle s’est fait un dogme de l’intégrité de l’empire ottoman. Il y a quatorze ans à peine qu’elle a fait une guerre colossale pour défendre cette intégrité contre la Russie, et pour la première fois ce principe, qu’elle ne reconnaissait jusque-là que comme une nécessité de fait, elle l’a inscrit dans des traités solennels qui font de la Turquie une puissance européenne, de telle sorte que l’Europe occidentale s’est mis sur les bras ce problème de maintenir l’intégrité de la Turquie contre la Russie et de faire vivre à côté une nationalité incomplète, insuffisante, entourée de populations qui ont avec elle toute sorte d’affinités de race, de religion, dont elle doit nécessairement tendre à se rapprocher sans cesse par entraînement de sympathie ou par ambition. Il en résulte cette condition inextricable à laquelle l’Europe n’échappe que par des inconséquences, se tournant tantôt vers la Turquie, tantôt vers la Grèce, croyant les satisfaire l’une ou l’autre à tour de rôle, et n’arrivant qu’à les tenir l’une et l’autre dans un état d’hostilité toujours prêt à éclater.

L’Europe d’ailleurs est-elle donc absolument étrangère au conflit actuel ? On oublie aisément. Qu’on se souvienne de ce qui se passait récemment encore. Il y a deux ans à peine, l’Europe presque tout entière, sauf l’Angleterre, se réunissait un beau jour dans un effort collectif pour déterminer la Turquie à faire la cession de la Crète à la Grèce. C’est la France, on le sait, qui avait imaginé cette tentative combinée avec la Russie, et les autres puissances, l’Autriche, l’Italie, la Prusse, s’y étaient prêtées dans une certaine mesure. La démarche échoua, d’abord parce que l’Angleterre refusa de s’y associer, puis parce qu’il n’y avait pas grand’chose à répondre à la Turquie objectant que les mêmes raisons qu’on faisait valoir pour la cession de la Crète, on les reproduirait le lendemain pour la cession de ses autres provinces chrétiennes, qu’on pouvait la démembrer par la force si on voulait, que, quant à elle, elle ne s’y prêterait pas. Depuis on n’en a plus parlé, on a livré les événemens à eux-mêmes ; mais il y a eu un résultat évident : d’un côté, on donnait raison à la Grèce, on encourageait ses espérances, on légitimait ses ambitions ; d’un autre côté, l’échec de cette démarche collective était fait pour inspirer à la Turquie une confiance qui l’a conduite peut-être à ses représailles récentes contre la Grèce. Voilà comment l’Europe se crée à elle-même ces complications qui viennent l’assaillir de temps à autre. Cette situation, la prochaine conférence n’aura point à l’examiner dans son ensemble, elle aurait trop à faire ; mais comment échapper absolument à la tyrannie de cette question ? On maintiendra la paix, parce que la Russie n’est pas prête à la guerre, parce que la Prusse ne la désire pas en ce moment, parce que M. de Beust, quoi qu’on en dise à Moscou et à Berlin, n’est pas un si grand boute-feu. La Grèce sera probablement obli-