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M. JOSEPH PERIER.


Bien que depuis deux mois la sympathie publique semble comme épuisée par tant de morts illustres survenues coup sur coup, jamais peut-être ne s’est produite une émotion plus générale et plus profonde qu’autour de l’homme courageux qui vient d’ajouter par sa mort un nouveau lustre à ce nom de Perier porté par lui si dignement durant sa longue et honorable vie. Eût-il quitté ce monde d’une façon moins belle et moins terrible, par le seul poids de ses années ou par quelque accident involontaire et imprévu, M. Joseph Perier eût encore excité des regrets universels, tant il était connu, estimé, respecté, et, malgré sa réserve, disons mieux, malgré sa froideur apparente, aimé de ceux qui l’approchaient. Ce n’est pas seulement au foyer domestique qu’on eût pleuré ce cœur toujours ouvert au sentiment de la famille, et dévoué si tendrement aux siens; moins près de lui, partout où pénétraient son influence et son activité, il eût laissé le même vide et causé les mêmes regrets. Ces grandes entreprises dont depuis cinquante ans il était l’âme et la lumière, ces sociétés qu’il patronnait, ces conseils qu’il présidait, auraient-ils pu ne pas sentir l’absence d’un tel guide, de ce modérateur judicieux dont l’imperturbable bon sens et l’expérience sagement alarmée n’étaient jamais en défaut. Sa mort ne pouvait donc passer inaperçue, et l’ardent intérêt qu’il excite aujourd’hui lui était dans tous les cas en partie assuré; il ne lui fallait qu’une épreuve pour le conquérir tout entier, une épreuve qui en un jour le fît grandir au-dessus de lui-même, et révélât, même à ceux qui le connaissaient le mieux, toute la noble énergie de son âme.

Un mal d’abord inaperçu, suite d’un accident sans danger, mal devenu plus tard périlleux et enfin incurable, l’avait depuis trois mois astreint au repos forcé. C’était déjà bien dur pour lui, dont les quatre-vingts ans conservaient les vives habitudes, les goûts actifs de la jeunesse, et avant tout la passion des voyages, lui qu’on voyait partir tantôt pour l’Algérie, tantôt pour la Norvège, sans presque en avertir personne, comme d’autres s’en vont à Saint-Cloud, c’était un bien dur esclavage que cette chaise longue où son mal le clouait; il n’en murmura pas : les souffrances devinrent plus aiguës, il les accepta sans se plaindre. Cette nature ardente courbait la tête, comme un enfant soumis, devant la volonté de Dieu. Cependant son mal empirait : il exigea que les médecins ne lui cachassent rien. On le savait de force à entendre la vérité : on la lui dit tout entière. Il apprit donc que ses jours étaient comptés et son mal sans remède, mais qu’une chance lui restait de disputer à la mort la meilleure partie de lui-même et de conserver vivans à ceux qu’il chérissait son cœur et son esprit. Cette chance était de se soumettre à une opération sinistre, l’amputation d’une cuisse, entreprise incertaine à tout âge, presque im-