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Soit que cet ouvrage n’eût pas modifié ses idées, soit qu’il voulût respecter scrupuleusement l’initiative de son cabinet, le roi ne paraît avoir fait aucune objection à la présentation du projet de loi qu’avait préparé M. Nothomb. Les libéraux le combattirent durant vingt-sept séances consécutives avec l’énergie que donne la conviction d’un danger public. Cette lutte acharnée au sein du parlement enflamma les esprits au dehors. Les rues se remplirent d’une foule tumultueuse qui se livrait à des manifestations hostiles envers les députés catholiques, et l’agitation se communiqua de la capitale aux provinces. L’irritation du roi fut d’abord extrême. Ses souvenirs de militaire et la nécessité de faire prévaloir à tout prix les décisions de la majorité le portèrent d’abord à refuser toute concession à une pression extra-parlementaire ; mais bientôt de plus calmes réflexions et les sages résolutions de deux de ses ministres, M. de Decker et M. le comte Vilain XIIII, hommes de bien qui mettaient l’intérêt du pays au-dessus de celui de leur parti, décidèrent Léopold à préférer des mesures de transaction. La chambre fut d’abord ajournée, puis, les élections communales ayant prouvé que les villes étaient profondément hostiles au projet de loi, le ministère crut devoir se retirer. « J’ai la majorité dans les chambres, disait M. de Decker, mais je ne suis pas sûr qu’elle s’appuie sur la majorité de la nation. Or c’est une des positions les plus dangereuses que l’on puisse faire à un pays constitutionnel que de le gouverner avec une majorité qui peut être accusée de ne plus représenter fidèlement les sentimens et les vœux de la nation. » — « Un gouvernement prudent, avaient dit aussi les ministres, doit tenir compte de l’opinion publique alors même qu’elle est égarée par la passion ou le préjugé. » Le roi adressa au ministre de l’intérieur une lettre, rendue publique, où il exprimait la même pensée. « Sans me livrer à l’examen de la loi en elle-même, disait-il, je tiens compte comme vous d’une impression qui s’est produite à cette occasion dans une partie considérable de la population. Il y a dans les pays qui s’occupent eux-mêmes de leurs affaires de ces émotions rapides, contagieuses, se propageant avec une intensité qui se constate plus facilement qu’elle ne s’explique, et avec lesquelles il est plus sage de transiger que de raisonner. » Léopold hésitait lui-même sur la conduite à suivre, tant la question lui semblait difficile. Il alla jusqu’à demander l’avis d’hommes d’état éminens d’Angleterre et de France. Il s’adressa en même temps, paraît-il, à M. Guizot et à M. Thiers. L’opinion de M. Guizot est connue déjà, car, développée en un travail complet, elle fut publiée dans la Revue sous ce titre : La Belgique et le roi Léopold en 1857[1]. M. Thiers se prononça dans un sens op-

  1. Voyez la Revue du 1er août 1857.