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modestie envers le grand contre-pointiste qui dirigeait à cette époque le Conservatoire. « C’était un caractère difficile, disait-il plus tard en résumant ses souvenirs; je n’affirmerais pas qu’un peu de cette aigreur humoristique n’ait point passé dans sa musique; mais quel artiste! et le plus brave homme qui se puisse imaginer! Connaissez-vous quelque part un compositeur qui ait si prodigieusement transformé son style? Un jour, après dîner, l’idée me vint de lui jouer des fragmens d’un de ses premiers opéras, Giulio Sabini, écrit jadis pour le ténor Babini, dont j’avais reçu des leçons de chant. Je me mis au piano, et lui chantai à lui, l’auteur de la Médée et des Deux Journées, ces airs de sa première jeunesse. Il n’en revenait pas, et, tout en me demandant d’où je pouvais tirer ces réminiscences, de grosses larmes lui coulaient des yeux! » S’il plaisait à Rossini de ne point prendre au sérieux la rivalité d’un Berton, il ne se refusait jamais de rendre les armes à l’autorité légitime; mais son admiration comme son respect se ressentaient toujours un peu de la gaillardise de son humeur. Il savait le plus galamment du monde se moquer des gens à leur barbe, en ayant l’air de faire bon marché de sa personne. « Vous êtes un grand maître, vous, monsieur Cherubini, moi je ne suis qu’un ignorant; je n’ai que mes pizziccatti ; » autrement dit, je suis un mélodiste, et vous ne l’êtes pas ! — Cet ignorant ne devait point tarder à montrer de quoi il était capable.

Rossini ne fut jamais un musicien d’école, c’est en travaillant qu’il se forme et grandit. Le don de Dieu le plus riche, le plus éclatant, gouverné par la mise en pratique la plus intelligente des ressources de l’heure présente, voilà son secret, et le curieux, c’est que cette pratique, objet de tant d’études chez les autres, lui vient presque sans qu’il s’en doute et d’une façon en quelque sorte climatérique. Meyerbeer, quand il écrit l’orchestre des Huguenots ou du Prophète, sait et veut ce qu’il fait, il y met toute son application et toute sa patience, use à ce sublime effort l’huile de sa lampe. Il n’en coûte pas plus à Rossini d’écrire à Paris l’admirable orchestre de Guillaume Tell qu’il ne lui en coûta jadis à Bologne ou à Rome d’improviser le quatuor de tel ouvrage de fabrique. On dirait que l’esprit du temps le lui dicte. Entouré d’un cercle d’amis qui discutent, tout en jetant ici et là son mot dans la conversation, il fait grincer sa plume sur ces pages brûlantes où les accords imprévus naissent d’eux-mêmes, où les modulations neuves et puissantes se succèdent. Il devinait l’instrumentation nouvelle comme Pascal les trente-deux propositions d’Euclide. Cela lui paraissait un simple travail, une de ces besognes familières dont on s’acquitte en se jouant. Devant de pareilles organisations, l’esprit s’arrête con-