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style orné, fleuri, l’air de Mahomet, qu’un si magnifique récitatif précède, l’air de Mahomet, dans le Siège de Corinthe, avec ses enroulemens de vocalises, ses surcharges, peut passer pour un contre-sens dramatique; mais nul ne s’avisera d’y voir un air de danse. Il va sans dire que Guillaume Tell, même dans ses parties tout italiennes, nous offrira un témoignage nouveau et le plus illustre qui se puisse imaginer de cette distinction dans l’abondance des rhythmes. Je voudrais bien me taire sur ce chef-d’œuvre, dont j’ai déjà tant parlé aux lecteurs de la Revue, mais comment résister à l’attrait de l’admiration, comment échapper à cette ivresse, quand le sujet vous y ramène ? Simonide à la table d’un riche, et forcé de faire son éloge, célébrait Hercule dans ses vers ; nous sommes ici chez Hercule, qu’avons-nous besoin de prétexte pour en parler tout à notre aise?

Venu à une époque critique comme la nôtre, en un temps où les élémens les plus divers entrent et se combinent dans l’économie d’une partition, Guillaume Tell a ce rare mérite d’être une œuvre simple, où le beau spécifique, comme dirait un Allemand, tient la plus large place, et qui, forte seulement de ses richesses harmoniques, n’emprunte rien aux idées extra-musicales de la théorie moderne. Sauf dans quelques passages où le sentiment de la nature s’affirme pour la première fois, le tableau de la Suisse au lever du rideau, par exemple, et ces quelques mesures d’un romantisme si profond qui précèdent au second acte la cavatine de Mathilde, — l’esthétique, telle que nous la pratiquons aujourd’hui, n’a que faire en ce chapitre. Si Meyerbeer a trouvé bon d’ajouter à son récitatif l’expression symphonique, Rossini, la plupart du temps, se contente du simple quatuor des instrumens à cordes. Ce qui suffit à Gluck, à Mozart, lui suffit, et son récit vocal affecte une ampleur, une pureté, à laquelle nulle autre déclamation ne saurait être comparée. C’est du Sophocle. On ne se figure pas différemment l’antique en musique. Jean-Paul raconte quelque part l’histoire d’un brave homme de maître d’école qui, trop pauvre pour se procurer les œuvres de Klopstock et de Kant, s’était composé pour son propre usage des manuscrits qu’il avait économiquement intitulés la Messiade et la Critique de la raison pure. Autant pourrait-on faire pour ce qui est du beau musical antique. Comme il n’y a guère moyen de s’en procurer l’exemplaire, le mieux est de se le fabriquer à sa guise, et, pour peu qu’on ait à sa disposition le génie d’un Gluck ou d’un Rossini, l’idéal sera bien près d’être atteint. Le Théâtre-Lyrique vient de faire une très honorable reprise d’Iphigénie en Tauride, Guillaume Tell, d’autre part, se montre encore assez souvent sur l’affiche; on peut donc entendre à tour de rôle, comparer et voir lequel des deux styles l’emporte en grandeur, en pathétique. Gluck