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dans sa plus étroite intimité il en causait de ce ton et se confondait en plaintes et en regrets d’Ecclésiaste sur le néant de sa carrière : « A votre aise, maître, plaignez-vous, s’écria l’un des assistans, vous dont la vie n’aura été qu’un long triomphe et dont le nom traversera les siècles à côté de ceux d’Haydn et de Mozart. — Y pensez-vous! répondit Rossini en l’interrompant; Haydn! Mozart! Quels noms vous venez de prononcer là ! » Et il leva les mains au ciel comme un pécheur qui s’humilie. Il se peut que ce sentiment d’humilité fût sincère; nous croyons même qu’il l’était, et cependant la comparaison qui venait de provoquer ce soubresaut d’exclamations n’avait rien d’exagéré.

Un peu au-dessous de Haydn et de Mozart la postérité trouvera-t-elle un nom plus agréable à prononcer que celui de Rossini? La mélodie de Rossini n’aura point failli à sa destination; née uniquement pour plaire et pour charmer, elle a pendant un demi-siècle ravi le monde, illustré, enrichi, glorifié le maître. Ce qu’on peut craindre aujourd’hui, c’est que ses qualités se retournent contre elle, et qu’elle succombe par où elle a triomphé. Tout ce qu’il y avait d’artificiel dans cette inspiration, de fausse grâce derrière l’attirail de ces formules, le temps l’a mis à nu sans pitié, et, bien avant que son action se fît sentir encore, les imitateurs s’étaient chargés de ce soin en appuyant sur les défauts, qu’ils exagéraient, ne pouvant atteindre les qualités. Et cependant comment oublier tant d’esprit, de chaleur, de lumière? Au milieu de ce conflit d’écoles et de styles où nous nous débattons, de cette nuit polaire traversée d’éclairs de génie, mais où continue de régner je ne sais quelle confusion chaotique, comment ne pas regretter ce sens exquis des belles et limpides résonnances, cette rondeur harmonique du discours, ce parfait accord des voix et des instrumens? Or Rossini eut tout cela. Pour le goût, l’élégance, on le prendrait par momens pour un classique; s’il ne l’est pas, il aurait pu l’être, et sa grande faute envers l’art, envers lui-même, sera de n’avoir su ni voulu faire tout ce qu’il fallait pour le devenir. Il y a telles phrases de Rossini qu’on prendrait pour du Mozart. La ressemblance est parfois frappante, qui sait si le don de Dieu ne fut pas le même des deux côtés? Mais Mozart ne vécut que par la musique et pour la musique, ce n’est pas lui qu’on aurait jamais vu flâner sa vie sur les boulevards et bâiller sa gloire dans l’indifférence finale. Avec du génie et les circonstances, on fait les Rossini ; pour être Mozart ou Raphaël, Michel-Ange ou Beethoven, il faut avoir quelque chose de plus : des principes.


HENRI BLAZE DE BURY.