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prits, et il est vrai qu’il se fit compter, on peut dire même estimer par Montesquieu, Formey, La Condamine et Maupertuis. S’il voulait faire parler de lui, le chemin le plus court était de se prendre à Voltaire et de le piquer en lui contestant sa gloire ; il toucha immédiatement le but en écrivant la boutade que voici dans son livre intitulé Mes Pensées.


« Qu’on parcoure l’histoire ancienne et moderne, on ne trouvera pas d’exemple de prince qui ait donné sept mille écus de pension à un homme de lettres. Il y a eu de plus grands poètes que Voltaire, il n’y en eut jamais de si bien récompensé. Le roi de Prusse comble de bienfaits les hommes à talens précisément par les mêmes raisons qui engagent un petit prince d’Allemagne à combler de bienfaits un bouffon ou un nain. »


Quand il laisse échapper ces lignes, La Beaumelle a vingt-cinq ans ; Voltaire, qui en a près de soixante, règne à Berlin auprès de Frédéric II avec une riche pension, la clé de chambellan, la croix du Mérite ; c’est à Voltaire tout-puissant et en possession de tous les hommages que le téméraire s’adresse. Pour qu’il n’en ignore, La Beaumelle part pour Berlin, le visite, lui dit en l’abordant, avec une fatuité insouciante, qu’il vient voir Voltaire et Frédéric, et tire de sa poche un exemplaire des Pensées. Bien plus, Voltaire, publiant alors, vers la fin de 1751, son Siècle de Louis XIV, La Beaumelle n’hésite pas à le critiquer amèrement, d’abord dans une série de notes jointes au premier volume d’une contrefaçon publiée à Francfort, puis, après qu’eut paru un Supplément, dans une Réponse expresse à ce nouveau volume.

Il n’en fallait pas tant pour s’attirer non-seulement une vive polémique, mais une redoutable inimitié, d’autant que plusieurs des remarques tombaient juste. Il y a même une page éloquente où La Beaumelle réfute ce que Voltaire avait écrit dans son Supplément à propos de la domination de Louis XIV : « je défie qu’on me montre aucune monarchie sur la terre dans laquelle les lois, la justice distributive et les droits de l’humanité aient été moins foulés aux pieds. » La Beaumelle répond avec une verve singulière. On dirait un rigide huguenot qui, après avoir dévoré beaucoup de larmes et supporté cent outrages, ouvre son cœur et le décharge de ses sinistres souvenirs. Toutefois l’impression ne dure pas ; la témérité étourdie du critique de vingt-sept ans reprend le dessus, et on l’admire donnant des conseils à Voltaire avec une suprême insolence.

Il en vint à concevoir le projet de supplanter le Siècle de