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monde connaît les épisodes singuliers qui l’amenèrent; nous pouvons cependant rappeler en quelques mots ces incidens bizarres, burlesques parfois, qui devaient aboutir à une catastrophe; ils sont, à vrai dire, dans notre sujet, tant les souvenirs de Cirey et de la marquise sont inséparables de tout ce qui touche aux études scientifiques de Voltaire. La marquise et Voltaire se trouvaient en 1747 à Lunéville, où se tenait la cour du roi Stanislas. C’est là que Mme du Châtelet fit la connaissance du marquis de Saint-Lambert, capitaine aux gardes lorraines, officier brillant et spirituel. Treize années de liaison avec Voltaire avaient amené quelque langueur dans l’affection d’abord si ardente de la marquise; peut-être avait-elle été un peu refroidie par la tiédeur même de son amant, qui mettait dans ses tragédies le plus vif de son tempérament, et qui avait d’ailleurs cinquante-trois ans bien sonnés. Saint-Lambert fut-il pressant, irrésistible? Bref, elle prit feu pour lui, et elle se jeta dans ce nouvel attachement avec tout l’entrain d’une passion née sur le tard (la marquise avait elle-même quarante et un ans). Voltaire ne vit rien d’abord ou fit semblant de ne rien voir jusqu’à ce qu’un soir, à Cirey, pour être entré trop brusquement dans la chambre où se tenaient les deux nouveaux amans, force lui fut d’éclater. Il se répand en injures, insulte Saint-Lambert, qui se met à sa disposition, puis il va s’enfermer chez lui, donnant l’ordre, à son valet de tout préparer pour son départ dès le lendemain matin. Cependant Mme du Châtelet, le premier moment de surprise passé, monte à l’appartement de Voltaire; il s’était mis au lit, elle s’assied à son chevet, et alors commence une scène qu’il faut lire dans les mémoires laissés par Longchamp, le valet de chambre de Voltaire; il ne fallait rien moins qu’un pareil historiographe pour nous transmettre ce récit intime. Avec une audace toute féminine, elle veut faire croire à Voltaire qu’il s’est exagéré les choses et qu’elles n’ont pas été aussi loin qu’il l’imagine; mais Voltaire est sûr de son fait, il a vu, ce qui s’appelle vu. Elle se retourne alors, elle avoue ce qui ne peut être nié, mais elle explique la situation, a Faut-il pour si peu renoncer aux douceurs d’un commerce où tous deux ont trouvé de tels charmes? Que Voltaire y réfléchisse. Rien ne désunit leurs esprits, leurs tempéramens seuls sont devenus différens; elle n’est pas comme lui, que l’âge et les maladies ont attiédi et à qui sa santé commande le repos. Pourquoi dès lors ne pas s’accommoder de la situation que les circonstances ont créée et qui n’est pas faite pour porter atteinte à leur amitié? » Voltaire, décontenancé, à demi furieux, à demi attendri, finit par rire à travers ses reproches. Il était désarmé, et Mme du Châtelet triomphait. Il restait encore à calmer Saint-Lambert, qui se regardait comme grièvement offensé. Ce ne