Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/565

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

petite société se sont dispersés de là dans toutes les académies. »

Varignon se livrait tout entier à l’étude des mathématiques, il devint membre de l’Académie des Sciences ; quant à l’abbé de Saint-Pierre, Fontenelle le fit recevoir dans le salon de la marquise de Lambert, dont d’Argenson dit dans ses mémoires : « On n’était guère reçu à l’Académie française que l’on ne fût présenté chez elle et par elle. Il est certain qu’elle a bien fait la moitié de nos académiciens actuels. » Fontenelle passa naturellement le premier ; il entrait à l’Académie en 1691, et quatre ans après il y fît entrer l’abbé de Saint-Pierre, quoique celui-ci n’eût encore rien publié ; on le reçut sur la foi de son ami.

Son discours de réception ne lui coûta que quatre heures de travail. Fontenelle l’engageait à l’écrire avec plus de soin, il s’y refusa. « Mon discours est médiocre, dit-il modestement, tant mieux, il m’en ressemblera davantage. » Une phrase pourtant est digne de remarque. On était alors au milieu d’une sanglante guerre contre l’Europe. En exprimant l’espoir que les alliés demanderaient bientôt la paix, l’abbé ajoutait : « Le calme rappellera leur raison égarée, et avec des yeux que l’envie ne troublera plus ils verront enfin que cette grande puissance du roi dont ils ont été si longtemps alarmés a pour bornes insurmontables cette même sagesse et ces mêmes vertus qui l’ont formée. Heureux de n’avoir pu l’affaiblir, ils ne la regarderont plus que comme la tranquillité de l’Europe et comme l’unique asile contre l’oppression et les ambitieux. » On ne peut douter qu’il n’y eût là un conseil indirect donné à Louis XIV ; on voit poindre dans ces quelques mots l’apôtre futur de la paix universelle qui n’ose pas encore se déclarer ouvertement.

Pendant huit ans encore, l’abbé de Saint-Pierre garda le silence, il ne commença d’écrire pour le public qu’à cinquante-cinq ans ; mais ces huit années ne furent pas perdues pour l’étude et la réflexion. Il assista avec douleur à la terrible guerre de la succession d’Espagne et aux désastres de nos armées. L’année même où il fut reçu à l’Académie, en 1695, il avait acheté la charge d’aumônier de Madame, belle-sœur de Louis XIV et mère du futur régent ; cette place donnait le droit de résider à Versailles. « En prenant une charge à la cour, écrivait-il à Mme de Lambert, je n’ai fait qu’acheter une petite loge pour voir de plus près les acteurs qui jouent sur le théâtre du monde des rôles très importans. Je vois jouer tout à mon aise les premiers rôles, et je les vois d’autant mieux que je n’en joue aucun, que je vais partout, et que l’on ne me remarque nulle part. Je vois ici notre gouvernement dans sa source, et j’entrevois déjà qu’il serait facile de le rendre beaucoup plus honorable pour le roi, beaucoup plus commode pour ses ministres et beaucoup plus utile pour les peuples. » Position fort