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Il ne prétendait pas moins au titre de réformateur en littérature qu’en politique. Avant son exclusion de l’Académie française, il avait proposé plusieurs modifications au règlement intérieur de cette compagnie. Le travail du Dictionnaire lui paraissait ingrat et inutile ; il demandait que l’Académie publiât un journal de jugemens littéraires sur le modèle des Observations critiques sur le Cid. Plus tard il proposa d’entreprendre une série de biographies des hommes illustres, et l’Académie finit par adopter en partie cette idée en créant par ses concours ce genre des éloges dont Thomas devait donner l’exemple et le précepte. L’éloge du maréchal de Saxe ouvrit en 1758 ces concours, qui se sont prolongés jusqu’à nous. Il ne s’arrêta pas en si beau chemin, et voulut encore que l’Académie réformât l’orthographe. L’Académie ayant résisté, il publia lui-même un Projet pour perfectionner l’orthographe des langues d’Europe. Les caractères écrits devaient, selon lui, exprimer si exactement la prononciation qu’il ne pût y avoir aucune équivoque. Il essaya même de faire imprimer ses ouvrages avec la nouvelle orthographe de son invention, ce qui acheva de les rendre illisibles. Cette réforme radicale ne réussit pas, et l’orthographe étymologique conserva ses droits ; mais la tentative ne fut pas tout à fait perdue. Voltaire la reprit à quelques égards, et il en reste aujourd’hui des traces sensibles.

Dans un temps où les mœurs de la régence avaient mis à la mode la littérature licencieuse, il recommandait aux écrivains de rester fidèles à la plus pure morale. Il estimait beaucoup le Télémaque à cause des leçons de vertus que ce livre renferme, et sans doute aussi à cause des règlemens imaginaires de Salente ; il rêvait sur ce modèle un genre nouveau, le roman moral. Le célèbre Richardson répondit à son appel par ses romans de Paméla et de Grandisson, qui ont fait verser tant de larmes vertueuses ; l’abbé put avoir la satisfaction de lire Paméla avant de mourir. Il ne se contentait pas de perfectionner le roman, il voulait encore faire du théâtre la véritable école des mœurs. Ne reculant jamais devant une conséquence de ses idées, il allait jusqu’à se montrer peu respectueux envers Corneille, Racine et Molière, dont il voulait perfectionner les œuvres pour les rendre plus morales et plus utiles. Il annonçait hardiment que dans l’avenir les écrits qui ne joindraient pas l’utilité de l’instruction aux charmes du style seraient oubliés.

Il avait fini par se persuader que l’emploi de ses méthodes de gouvernement amènerait l’âge d’or. « Les poètes, disait-il, ont peint l’âge d’or du temps de Saturne et de Rhée, c’est-à-dire qu’ils ont imaginé des siècles où les hommes, vivant dans la justice, dans l’innocence, dans la concorde et dans l’abondance, étaient parfaitement heureux ; mais ils ont feint follement que cet âge a été le