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cette magnificence qui coûtait si cher. Il reproche surtout à l’abbé de ne pas rendre justice à l’éclat des arts et des lettres, et à cet égard il a quelque raison. A propos de l’établissement de l’Académie des Beaux-arts par Colbert, l’abbé avait laissé échapper une phrase malheureuse que Voltaire ne manque pas de reproduire en la qualifiant de grossière. « Ces choses, avait-il dit, prouvent le nombre des fainéans ; c’est présentement ce qu’est la nation italienne, où les arts sont portés à un si haut point de perfection ; ils sont gueux, fainéans, paresseux, vains, occupés de niaiseries. » Ces mots auraient eu besoin d’explication, car il y a beaux-arts et beaux-arts, et si les uns élèvent les esprits et les âmes, les autres les abaissent et les amollissent ; mais l’auteur des Annales avait eu le tort de ne pas faire la distinction.

Vers le même temps, les amis et parens de l’abbé de Saint-Pierre, voulant populariser sa mémoire, demandèrent à Jean-Jacques Rousseau de faire un extrait de ses écrits en y mettant le charme et la clarté qui leur manquaient. Rousseau raconte lui-même le fait dans ses Confessions. « L’idée m’en avait été suggérée par l’abbé de Mably, non pas immédiatement, mais par l’entremise de Mme Dupin, qui avait une sorte d’intérêt à me la faire adopter. Elle était une des trois ou quatre jolies femmes de Paris dont le vieux abbé de Saint-Pierre avait été l’enfant gâté, et, si elle n’avait pas eu décidément la préférence, elle l’avait partagée au moins avec Mme d’Aiguillon. L’entreprise n’était pas légère ; il ne s’agissait de rien moins que de lire, de méditer, d’extraire vingt-trois volumes diffus, confus, pleins de longueurs, de redites, de petites vues courtes ou fausses, parmi lesquelles il en fallait pêcher quelques-unes grandes, belles, et qui donnaient le courage de supporter ce pénible travail. Je l’aurais souvent abandonné, si j’eusse honnêtement pu m’en dédire ; mais, en recevant les manuscrits de l’abbé, qui me furent donnés par son neveu, le comte de Saint-Pierre, à la sollicitation de Saint-Lambert, je m’étais en quelque sorte engagé d’en faire usage. Je fis mon essai sur la Paix perpétuelle, le plus considérable et le plus travaillé des ouvrages qui composaient ce recueil. Je passai de là à la Polysynodie ; mais je m’en tins là, sans vouloir continuer cette entreprise, que je n’aurais pas dû commencer. »

Rien n’était en effet plus différent que ces deux esprits, et nul n’était moins propre à comprendre et à faire comprendre le bon et simple abbé que l’auteur inquiet, éloquent et apprêté du Contrat social. Il suffit de lire l’Analyse du Projet de paix perpétuelle pour sentir à chaque ligne cette différence. Rousseau cherche comme toujours des effets de style. Il commence par une sorte de dithyrambe en l’honneur du projet : c’est avec une émotion « délicieuse »