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l’Académie française, de faire son éloge suivant la règle académique. Trente-deux ans après sa mort, cette omission fut réparée. On était alors au commencement du règne de Louis XVI, Turgot était ministre. En prononçant l’éloge du bon abbé dans la séance même. où fut reçu Malesherbes, d’Alembert fit allusion à ce rapprochement. « Quelle circonstance plus favorable pourrions-nous saisir pour célébrer un sage vertueux et patriote que ce jour à jamais mémorable où la nation semble avoir choisi l’Académie française pour offrir à un autre sage plus patriote encore une couronne civique qui est en même temps pour lui celle des talens et des lumières ? Jour heureux où nous pouvons tous nous écrier, comme ce philosophe qui venait d’entendre applaudir Aristide par les Athéniens : Je rends grâces au ciel de voir enfin aujourd’hui la vertu courageuse et modeste recevoir sa récompense ! » De cet éloge ont été tirés la plupart des renseignemens biographiques que nous possédons sur l’abbé de Saint-Pierre. D’Alembert a tracé de l’homme un portrait agréable et fin ; mais on voit qu’il ne prend pas le penseur fort au sérieux. Le temps n’avait pas encore suffisamment dégagé des singularités de style et d’orthographe les idées justes et utiles que l’expérience devait consacrer.

D’Alembert lui-même était trop le disciple de Voltaire et de Rousseau pour bien juger l’auteur de la Paix perpétuelle. L’école philosophique a toujours hésité envers la mémoire de l’abbé de Saint-Pierre, elle a voulu tantôt le comprendre parmi les siens et tantôt l’exclure. Le fait est qu’il a été beaucoup plus le précurseur des économistes que des philosophes. Il cherchait à réformer la société dans ses détails et non dans son ensemble. Il acceptait, il respectait la religion et la monarchie, au moins dans leurs formes extérieures, et toute idée radicale l’aurait effrayé ; il y aurait vu des tempêtes inutiles. Spiritualiste convaincu, il répugnait profondément aux tendances matérialistes ; moraliste indulgent, mais sincère, la corruption des mœurs le désolait. Même en fait de style, il a eu tort sans doute de négliger la forme qui fait seule les œuvres durables ; mais ses détracteurs n’y songeaient-ils pas un peu trop ? Enfant du XVIIe siècle, il ne pouvait aimer ni le ton railleur de Voltaire ni l’éloquence emphatique de Rousseau ; on écrivait de son temps plus simplement, plus naturellement, avec un plus grand souci de l’idée et non du mot. Il n’était pas de ceux qui sacrifient la vérité pour une épigramme ou pour une antithèse, et il aimait mieux faire du bien aux hommes que briller à leurs dépens.


LÉONCE DE LAVERGNE.