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commis de sang-froid, avec une préméditation, une audace, qu’un âge si tendre rendrait presque monstrueuses.

La lettre anonyme qui a servi d’appeau et attiré le malheureux joaillier jusque sous les coups de son assassin a été examinée de fort près par des experts. Ils ne constatent aucun rapport quelconque entre l’écriture de ce document et celle des pièces émanant à coup sûr de Pasquale Ziobà. La lettre est écrite, nous le rappelons, en dialecte brescian, et personne n’a pu affirmer que notre jeune homme se soit jamais servi de ce dialecte. Nonobstant toutes les raisons que l’on peut faire valoir à la décharge de l’accusé, il a été résolu que le procès suivrait son cours devant nos seigneurs les quarante. — Bien des gens s’attendaient à un autre résultat.

Immédiatement après cette décision, l’accusé a été ramené au pied du tribunal, où il lui a été itérativement demandé compte de ses propos ambigus sur sa noble origine. Il a répondu en ces termes : « Mes plus lointains souvenirs sont ceux d’un palais magnifique où je résidais avec deux femmes chargées de ma personne dans une vaste chambre tendue de tapisseries de haute lisse. J’en ai toujours gardé cette idée que j’appartiens à quelque grande famille de terre ferme. Un jour, des cris affreux, un tumulte d’armes et de pas troublèrent le silence habituel de cette demeure seigneuriale. Au bruit du canon et de la mousqueterie, une des deux femmes m’enleva dans ses bras, et, folle de peur, m’emporta par les rues, emplies de soldats qui se ruaient de toutes parts les yeux sanglans, l’arme haute. J’assistais sans doute à un sac de ville. Au milieu de ce désordre, la femme qui me portait, saisie au corps par un des pillards, me laissa tomber, se dégagea, et disparut. Ce que je devins alors, je ne sais. Il y a une lacune dans mes souvenirs jusqu’au moment où je me retrouve parmi des bohèmes errans. Une de leurs jeunes filles m’avait en garde spéciale. Elle me battait et me laissait à peu près mourir de faim. A une halte qu’ils firent près de Bassano, je me dérobai dans un fourré de buissons, et les bohèmes, obligés de lever le camp à l’improviste, me laissèrent là. Une paysanne passa qui m’aperçut, me questionna, m’emmena chez elle. Elle vit encore, et son nom est Margharita Cogni. J’avais pu lui dire que mon nom de baptême était Pasquale, et, m’ayant trouvé un jeudi sur la route de Bassano, elle me donna le surnom de Ziobà, que j’ai toujours conservé depuis, et sous lequel je suis inscrit à l’université. Margharita me traitait en véritable mère. Je l’aimai bientôt comme un fils. Un matin, deux gentilshommes en costume de chasse entrèrent chez ma protectrice pour se reposer. On leur servit du vin et des fruits. Ma figure plut à l’un d’eux, qui demanda la permission de m’emmener à Venise, où il voulait, dit-il, faire mon