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m’empressai de répondre que messer Toldo, si fin connaisseur qu’il put être en joaillerie, n’était pas compétent pour apprécier la beauté des formes humaines, et que l’œil d’un peintre était seul juge en pareille matière. Cette dernière remarque fut accueillie par silence glacial, et pourtant je crus démêler sur la physionomie de la dame qu’elle ambitionnait au fond du cœur un suffrage tout à fait décisif en faveur de ses charmes. Je me trompais si peu que, l’ayant rencontrée le lendemain à Santa-Martha, et, la retrouvant un peu plus tard sur la Riva, elle revint d’elle-même à la question délicate que j’avais tout exprès soulevée. Il me fut aisé de voir que la vanité pouvait mener fort loin une personne de ce caractère, et tant fut devisé entre nous que nous convînmes de nous revoir chez elle, tel jour, à telle heure, dans sa maison de San-Salvador. Messer Toldo était à Udine pour quelques affaires, et la belle devait s’essayer comme modèle pour la Madeleine en question. Aussi avais-je dû promettre expressément, le costume étant fort léger, de me tenir à distance respectueuse. Ce fut la seule condition de ce marché conclu.

« Au jour dit, Lucrezia, paraît-il, m’attendait. Je crus bien faire de manquer à ce premier rendez-vous, ayant ouï dire que les blessures de la vanité stimulent plutôt qu’elles n’amortissent. En effet, je fus très doucement repris de mon inexactitude, et sommé de venir un autre jour. Je ne manquai pas à cette seconde assignation, et, sans plus insister sur ce qui se put dire ou faire en pareille rencontre, j’avouerai simplement que des relations coupables en furent la suite. Lucrezia me donna la clé d’une poterne hors d’usage qui ouvrait du côté de la fonderie des Tedeschi, et par où, sans être observé de personne, je pouvais entrer ou sortir à volonté, ce qui nous dispensait de mettre aucun serviteur de moitié dans le secret. Pareil modèle ne se rencontrant pas tous les jours, je mis les circonstances à profit, et dessinai deux ou trois fois d’après cette admirable personne des études très finies devant servir de types aux nymphes et naïades de mes futurs ouvrages.

« La légèreté de mon âge et le désir que j’avais de me faire admettre à l’université de Padoue allaient bientôt interrompre ces agréables relations. Je renonçai en même temps aux leçons de messer Tiziano et aux rendez-vous de Monna Lucrezia. Celle-ci, soit qu’elle m’aimât encore, soit pique de se voir négligée, se laissa porter à des démarches d’une haute imprudence, démarches que je n’aurais pas attendues d’elle, vu ses habitudes d’extrême réserve. Elle m’envoya même à Padoue des messages qui me rappelaient près d’elle. Dans quelques-unes de ses lettres, se mettant absolument à ma merci, elle m’offrait des entrevues secrètes facilitées par l’absence de son époux. Deux ou trois fois elle m’adressa par des