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gociations aussitôt qu’il fut fini, et obtinrent de Victor-Amédée que l’expatriation du peuple proscrit se ferait aux frais de l’état. Les prisons ne furent ouvertes que fort avant dans l’automne, lorsque le Mont-Cenis était déjà couvert de neiges. À Turin et dans quelques autres forteresses, on ne laissa pas d’abord partir les enfans, « afin, dit Salvajot, que les seigneurs pussent en prendre. » La mode introduite par la marquise de Pianezza faisait alors fureur parmi les grandes familles piémontaises : chacun voulait avoir un petit groom arraché à l’hérésie. « On voit rarement passer un carrosse qui n’ait son barbet derrière, écrit l’envoyé suisse à leurs excellences de Berne ; il y en a même quelquefois jusqu’à deux, reconnaissables à leur bonnet à la dragonne. » Une autre lettre du même personnage ajoute : « Les prisonniers m’ont dit qu’à leur sortie de la citadelle de Turin le major avait enlevé plusieurs enfans par force. » Les pères et les mères dont on enlevait les enfans poussaient des cris terribles, dit Salvajot, era un gran piento fra i padri e le madre. Il y eut même du sang répandu, car, ajoute-t-il, plusieurs mères avaient résolu, avant de sortir de prison, de tuer leurs enfans plutôt que de les laisser prendre aux catholiques. C’est par de telles scènes que l’exode commença. Il fallait franchir le Mont-Cenis au milieu de l’hiver, et sur tout le trajet les malheureux exilés semaient la route de cadavres. De la première bande, composée de 300 personnes, il en resta 90 sur les Alpes, morts de froid, et celle qui suivit retrouva les cadavres ensevelis sous la neige. Ce n’est pas à Turin seulement qu’il y avait des voleurs d’enfans ; on en prit à travers la Savoie, à Lanslebourg, à Saint-Jean-de-Maurienne, à Aiguebelle et Annecy ; mais le duc, ayant appris ces odieux enlèvemens, ordonna que les enfans fussent rendus, et les soldats qui accompagnaient les convois de proscrits reçurent des ordres sévères à cet égard. Les convois qui suivirent les deux premiers furent mieux traités. Au pied du Mont-Cenis, du côté du Piémont, le duc fit apporter des capotes de gros drap gris pour chaque proscrit, et dès lors ils furent à l’abri du froid en passant la montagne.

C’est ainsi qu’arrivèrent à Genève les débris de l’Israël des Alpes. Il en était entré en prison de 11 à 12,000, et il n’en sortit des états de Savoie que 4,000 environ : le reste était mort ou avait fait adhésion à l’église romaine. Genève et la Suisse protestante furent admirables de dévoûment. Des commissaires genevois allaient attendre les exilés jusqu’au Mont-Cenis avec les dons et les secours de la charité, et revenaient avec eux. À l’arrivée de chaque convoi, la population se portait à sa rencontre jusqu’au pont d’Arve, qui était alors la frontière de la république. « On s’entre-battait, dit un contemporain, pour recueillir les plus misérables. C’était à qui les