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caractères d’une race pure et saine, on ne peut croire que le sentiment du droit ait fait défaut à cette société inculte. Puisque les Serbes ont oublié la tyrannie de Milosch en faveur de son patriotisme, avec quelle loyauté ils eussent soutenu le prince sorti de leurs rangs, s’il avait respecté les vieilles institutions communales ! La grande faute de Milosch, c’est sa défiance de son peuple et de lui-même ; il a cru qu’il avait besoin de confisquer toutes les franchises, de niveler tous les pouvoirs, afin d’asseoir plus solidement sa souveraineté, et il a manqué une merveilleuse occasion d’opposer la culture chrétienne à la tradition musulmane, c’est-à-dire la liberté à la servitude, la fécondité à l’inertie. Milosch à la tête de la Serbie telle qu’il l’a organisée ressemble trop à un pacha gouvernant son pachalik. D’abord, on l’a vu plus haut, voulant établir l’ordre au plus vite et enlever tout prétexte à l’intervention ottomane, il réorganise le pays sur le plan des coutumes séculaires. Il est le kniaze, le prince des Serbes ; au-dessous de lui sont les oberknèzes, puis les knèzes, puis les kmètes, hiérarchie naturelle qui, du chef-lieu de province jusqu’au moindre village, maintient la justice et l’ordre, par conséquent la liberté. Bientôt cependant il trouve la distance trop faible entre le prince et les oberknèzes. Ce nom même de knèze lui déplaît, comme renfermant une idée de commandement distinct, de souveraineté indépendante ; les knèzes ne seront plus que des agens rétribués par lui, qu’il institue ou révoque à sa guise. Il les appelle des capitaines, des surveillans. En un mot, les influences locales doivent disparaître pour ne laisser debout que la volonté du chef. Or, si la dictature offrait de réels avantages dans la situation incertaine que les événemens avaient faite au peuple serbe, combien de périls elle pouvait entraîner ! La dictature, qui fournit le moyen de concentrer les forces matérielles, détruit souvent la première des forces, l’union des cœurs, le dévoûment de tous à une même cause. Qu’arriva-t-il en effet ? Les knèzes, respectés par le prince, eussent été son plus ferme appui ; inquiétés, menacés, ou plutôt dépossédés à demi, ils murmurèrent, et le pacha de Belgrade n’eut point de peine à les soulever contre l’usurpateur.

Maraschli-Ali surveillait toujours Milosch, attentif à profiter de ses fautes. Cette fois le tendeur de pièges n’eut pas à faire preuve d’invention, le piège avait été préparé par le kniaze en personne. Au printemps de l’année 1821, les deux hommes les plus puissans et les plus riches de la Serbie après Milosch, Marko Abdullah et Stêphan Dobrinjatz, ourdirent une conspiration dont le but était le renversement du prince des Serbes. Maraschli n’avait eu qu’à leur rappeler ce qu’ils étaient naguère encore et à leur montrer ce qu’ils pouvaient redevenir. « Est-ce bien vous, leur disait-il, qui vous