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un verre de rakija en prononçant quelques paroles en l’honneur du prince et de son peuple.

« Le linge de table est aussi beau que chez nous. On mange dans des assiettes de zinc, la porcelaine en cas d’accident étant difficile à remplacer ; on se sert de couteaux et de fourchettes d’argent façonnés à Vienne qui portent le nom du prince. Chacun avait devant soi une coupe d’argent où étaient gravées les armes du prince et de beaux verres de cristal. Une seconde table était dressée dans le coin de la salle. On y apporta le potage. La princesse remplit les assiettes, puis servit elle-même le prince et envoya servir les autres convives. Mlle Jelisaveta servait ses frères et l’archimandrite ; elle servait aussi d’autres personnes, si quelque chose venait à manquer…

« La conversation fut vive et joyeuse. Tous y prirent part sans oublier un seul instant le rang du prince. Pendant le cours du dîner, la princesse s’approcha de la table et se mêla plus d’une fois à l’entretien. Le prince m’interrogea sur les institutions financières de mon pays, particulièrement sur l’organisation agricole, et à la manière dont il faisait ses questions on voyait combien ce sujet l’intéressait. Il parla ensuite de la guerre. On me demanda des détails sur quelques-unes des batailles de Napoléon ; il y a des traductions serbes des livres qui racontent ces grandes luttes. Le prince était surtout curieux de connaître par mes descriptions la personne et l’extérieur du maréchal Blücher. On parla aussi des anciennes guerres entre la Prusse et l’Autriche. Je dis au prince qu’avant la bataille de Poscharevatz il avait employé pour électriser ses soldats le même moyen dont Frédéric le Grand s’était servi avant la bataille de Leuthen, en ordonnant à ceux qui n’auraient pas confiance en eux-mêmes de quitter l’armée avant le combat et de s’en retourner chez eux. Il répondit simplement : C’est la seule chose à faire. Il me fit ensuite le récit le plus attachant des fatigues, des privations de toute sorte qu’il avait endurées pendant ses guerres. Il n’y eut pas un seul instant du repas qui ne dût offrir à un étranger l’intérêt le plus vif. Et que tout cela était naturel ! quelle simplicité ! quelle franchise ! On se sentait véritablement au milieu de ces hommes qui ont vu tant de choses, pris part à tant de combats, éprouvé tant de souffrances…[1]. »


Cette image de la vie patriarcale de Milosch appartenait à notre tableau. Elle ajoute quelques traits indispensables à ceux que nous connaissons déjà, et nous permet de saisir avec plus de vérité cette physionomie complexe. M. de Pirch décrit ensuite la vie quotidienne du prince, ses habitudes de travail, ses rapports avec ses secrétaires, les règlemens de sa chancellerie, le rôle à la fois soumis et dévoué de la princesse Lioubitza auprès de son époux. Douze ans

  1. Reise in Serbien un Spätherbst 1829, von Otto von Pirch, premier-lieutenant im ktiniglich preuszischen ersten Garde-Regiment ; 2 vol. Berlin 1830, t. Ier, p. 145-155.