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transportée là et remontée à grands frais à l’époque où l’enthousiasme des premiers organisateurs de la conquête les portait à tout admirer sans réserve et à tout imiter sans discernement chez nos nouveaux sujets, leurs institutions comme leur architecture.

En s’éloignant de Mytho, on découvre un paysage superbe. Rival des plus grands cours d’eau de l’Asie, le Mékong s’étend à perte de vue, et ses eaux se confondent dans le lointain avec les nuages auxquels un ardent soleil les réunit par un rideau de vapeurs transparentes. Ce n’est pas sans une émotion profonde que je me sens porté par les eaux du Mékong. Je dois bientôt remonter ce fleuve et concourir pour ma part à recueillir des notions certaines sur ses sources ; déjà je refoule son courant par la pensée, je suis brûlé par le soleil, et je serai peut-être un jour sur ses bords paralysé par le froid dans les montagnes du Thibet. Je n’ai jamais mieux compris l’idée de l’ancienne mythologie, qui donnait aux grands fleuves un dieu ou un génie pour père. A la vue du Mékong, l’image du Camoëns, qui composa sur ces rivages sa paraphrase du psaume Super flumina Babylonis, me traversa l’esprit ; je partageai les tristesses du grand exilé tempérées par ses espérances viriles, et je me sentis fortifié par ce souvenir subitement évoqué.

Le Mékong coule à cet endroit entre la province de Dinh-Tuong et les trois provinces que le traité de 1862 avait laissées aux Annamites. Il est couvert d’une multitude de barques dont un grand nombre porte le pavillon français. Toutes n’ont pas droit de l’arborer ; mais elles le hissent en fraude, parce qu’il couvre la marchandise. Les Annamites français sont en effet dispensés de payer des droits à la douane cambodgienne en vertu du traité du protectorat. Les eaux étaient très basses, et la navigation était difficile, même pour notre petite canonnière. J’arrivai enfin au lieu où le Mékong forme quatre bras, dont chacun a l’aspect d’un fleuve immense. C’est une position unique que nous dominons aujourd’hui par une concession de terrain habilement choisie sur la langue de terre qui sépare le grand fleuve descendant du Laos du bras qui conduit au lac. La ville de Pnom-Penh, où le roi venait de transporter sa capitale, s’annonce au loin par une grande pyramide construite sur un monticule, et qui fait espérer au voyageur qu’il va rencontrer une autre Bangkok reflétant dans un fleuve beaucoup plus beau que le Meïnam des monumens dont la bizarrerie n’exclut pas la grandeur. L’illusion dure peu : Pnom-Penh n’est qu’un amas de cases en planches et en bambous, la plupart élevées au-dessus du sol sur des poteaux autour desquels les chiens, les porcs et les poules vivent pêle-mêle dans une intimité qui entraîne pour les habitans des inconvéniens de plus d’une sorte. Une grande rue sinueuse