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cheveux, de vrais sourcils, des yeux de verre ? Elles outragent le mystère de la vie, et l’art s’en détourne avec horreur.

La loi des sensations de Fechner a une application constante en sculpture et en architecture. Il résulte de cette loi qu’entre les limites des grandeurs accoutumées la sensibilité de l’œil aux détails est à peu près en rapport avec les grandeurs ; tous les détails que l’on aperçoit par exemple sur la Vénus de Milo seront encore perceptibles sur une réduction de cette statue, et on devra les y retrouver pour obtenir l’impression que donne l’original. On supporte des minuties dans une petite figurine, et la finesse du ciselé doit se proportionner aux dimensions d’un ornement. Sur une très grande statue par conséquent, l’artiste doit se borner à de grands détails ; il n’a pas besoin, quand il ceint un héros d’un glaive, de reproduire les plus petits ornemens de l’arme.

L’architecte dépasse toujours les proportions humaines et celles des objets que nous sommes le plus habitués à mesurer et à comparer ; il faut donc lui appliquer cette partie de la loi de Fechner en vertu de laquelle la délicatesse des perceptions s’émousse à mesure que croissent ces grandeurs, lorsqu’il s’agit de grandeurs exceptionnelles. On trouvera dans cette loi l’explication d’un fait depuis longtemps reconnu : la réduction à la moitié ou au tiers d’une œuvre d’architecture dont les proportions sont parfaites blesse toujours le sens esthétique. La même chose arrive quand on copie un monument en enflant également toutes les proportions. Plus on fait grand, plus le détail doit être simple, l’accentuation marquée ; toutes les proportions doivent changer. L’expression d’un monument se modifie du tout au tout dans une image agrandie ou rapetissée. Quand les architectes grecs, si fidèles à la tradition, copiaient un temple admiré, ils ne changeaient rien à la grandeur des lignes. Toute la beauté d’une œuvre de pierre est dans la proportion, dans l’harmonie des grandeurs et dans la répartition des pleins et des vides, dans les ombres portées, dans le relief et l’étendue des saillies, dans le choix et la disposition des ornemens ; les détails prêtent à l’ensemble une sorte d’animation, un caractère organique. Si vous doublez brutalement cet ensemble, l’impression ne suivra pas complaisamment cette croissance forcée. Les détails qui étaient encore perceptibles deviendront obscurs, troubles ; les proportions, qui objectivement n’auront pas changé, changeront subjectivement. Il s’opérera un divorce entre la réalité extérieure et là sensation. Le beau, cette chose ailée, insaisissable, qui ne se laisse point contraindre, fuira ce simulacre inerte et vain.

C’est là sans aucun doute ce qui rend l’œuvre de l’architecte si difficile. Il n’a jamais, à vrai dire, de modèle. Chaque monument