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LA SERBIE AU XIX* SIÈCLE.


par l’opinion libérale et justifiées par un demi-siècle d’expérience, ces idées, qui étaient mûres en 1856, auraient paru bien chimériques cinquante ans plus tôt à l’adversaire des idéologues. Ce puissant et positif esprit avait beau s’élever à des prévisions de l’avenir qui tenaient du prodige, ce n’étaient pas des résultats à longue échéance qui pouvaient le préoccuper beaucoup dans les luttes terribles où se décidait le sort de la France. Pour lui comme pour ses ennemis ou ses alliés, l’intérêt immédiat était la règle souveraine. C’est pour détacher immédiatement la Russie de toute communauté d’action avec l’Angleterre que Napoléon en 1808 lui sacrifiait la Turquie ; c’est pour détacher immédiatement la Turquie de son antique alliance avec nous que le tsar en 1812 abandonnait au sultan ces provinces danubiennes auxquelles il tenait tant, la Valachie tout entière, la Moldavie jusqu’au Pruth, et cessait de protéger la Serbie de Kara-George ; c’est pour reprendre immédiatement ses frontières que Mahmoud aidait le tsar, son ennemi, à se soustraire aux coups de Napoléon, l’allié et l’ami de Sélim. À quelque point de vue qu’on se place, on ne peut s’étonner que de 1806 à 1812 la France n’ait pas suivi la politique plus haute dont elle a pris l’initiative en 1856.

La seule chose dont il y ait lieu d’être surpris, et cette fois la surprise est profonde, c’est que Napoléon, en préparant la guerre de Russie, ait pu se faire illusion au point de compter sur la fidélité de l’empire ottoman. Il se fiait, nous le savons, à ce prodigieux déploiement de forces qui étonnait le monde, à cette revue européenne, comme on l’a nommée, qu’il allait passer à Dresde avant de franchir le Niémen, et quand il entraînait bon gré mal gré la plus grande partie de l’Allemagne dans cette expédition aventureuse, il lui semblait impossible que la Turquie songeât à se détacher de son alliance. N’était-ce pas lui cependant qui par la convention d’Erfurth avait dépouillé la Turquie de ses provinces danubiennes pour en faire don à la Russie ? N’était-ce pas lui qui, à la chute de Sélim, avait tout à coup changé de dispositions à l’égard des sultans et enivré l’esprit d’Alexandre par la perspective d’un partage de l’empire turc ? Ayant fourni de telles armes à la défiance du divan de Constantinople, il devait au moins réparer sa faute, rassurer les esprits, raffermir l’alliance ébranlée. Non ; soit confiance absolue dans l’hostilité irréconciliable des sultans et des tsars, soit secret dédain pour cette Turquie dont il connaissait la faiblesse, ce génie, qui d’ordinaire pensait à tout, oublia de disputer l’alliance turque aux intrigues européennes. Il paraît bien que la diplomatie française resta presque inactive en Orient pendant les premiers mois de l’année 1812. On sait quel fut alors le rôle de Bernadotte ; M. Thiers