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incontesté et souverain que l’ogive capricieuse, tantôt plus ouverte et tantôt plus aiguë. L’art roman, si admirable, si précis, représente une religion sérieuse, austère, qui ne se livre pas aux douceurs et aux égaremens du mysticisme. L’ogive, où se résume l’art du moyen âge, est géométriquement une forme des plus simples, c’est l’entre-croisement de deux cercles ; de cette combinaison découle tout l’art gothique, le système des voûtes, des arcs-boutans, des contre-forts, la solidité obtenue par l’équilibre au lieu d’être due à la gravité.

Aujourd’hui comme autrefois, l’architecture n’a qu’une géométrie tout à fait élémentaire, les courbes qui diffèrent du cercle y sont rarement admises, à titre d’exception. On ne sent guère la beauté de l’ellipse quand on n’en connaît pas les propriétés, et la connaissance de ces propriétés suppose une science avancée. L’art ne tire aucun parti des courbes sans nombre de la géométrie transcendante ; le charme n’en est pas assez visible, il se cache, même aux yeux du savant, sous trop de formules, de raisonnemens. Nous ne copions point dans nos œuvres le désordre de la nature, si féconde en lignes capricieuses, en ondulations, en variations de tout genre ; nous leur imprimons une simplicité presque enfantine, une rigueur inflexible, tant est vive notre soif de comprendre, de voir avec l’esprit aussi bien qu’avec les yeux. L’univers nous enveloppe de phénomènes dont l’ordre échappe sans cesse à nos regards ; mais dans l’œuvre de nos propres mains s’introduit toujours la mesure, la proportion. Songerions-nous à donner à un monument les lignes capricieuses d’un panorama de montagnes ? En regardant autour de nous, nous n’avons souci que de reconnaître les objets ; nous n’analysons jamais les formes arrondies, les courbures, les inflexions d’un terrain ; il suffit de distinguer les champs, les arbres, les collines : quand nous admirons des fleurs, nous sommes plus touchés des couleurs que de la géométrie des contours ; nous ne goûtons guère que le charme facile de la symétrie, et la vue d’un cristal un peu compliqué déroute immédiatement l’esprit. Aussi ne mettons-nous dans les monumens que la symétrie, que des formes élémentaires, carrées, simples. L’industrie moderne, en luttant contre des difficultés nouvelles, est obligée d’appeler quelquefois à son secours une géométrie hardie ; mais qui ne préfère, au point de vue de l’esthétique pure, les cintres superposés du pont du Gard aux arches hardies que nos ingénieurs jettent sur les fleuves ? Il se peut qu’un jour un art nouveau, un beau plus complexe, naisse des luttes de la science contre des obstacles grandioses. Jusqu’à présent, la science n’a guère produit que des ouvrages utiles sans être beaux, surprenans sans être grands. L’humanité moins