Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/99

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
93
LA SERBIE AU XIX* SIÈCLE.


de campagne, 7 forteresses solidement construites, 40 redoutes, que les Turcs n’ont jamais pu nous prendre en y versant des flots de sang, et malgré nos pertes nous sommes plus nombreux qu’autrefois, nos frères des contrées voisines ont doublé l’armée serbe. Nous pouvons résister dix ans sans recevoir aucun secours, six mois pourtant ne s’écouleront pas avant que nos alliés reviennent. » Ensuite le prince entonnait à son tour la prière au nom de la communauté nationale et la terminait par ces mots : « Dieu ! mets la force et le courage au cœur de tous les enfans de la Serbie. — Dieu ! brise la puissance de nos ennemis qui viennent anéantir la vraie foi. Amen ! amen ! amen ! » Chacun se prépara, chacun fit sa provision d’armes, de vêtemens ; chacun prit une double paire d’opanaks[1], et se rendit au poste qui lui était assigné.

Kara-George avait eu d’abord la pensée de raser les redoutes établies sur les frontières, de concentrer ses forces dans la Schoumadia, de transformer ses montagnes natales, avec leurs forêts, leurs rochers, leurs précipices, en une forteresse inexpugnable, et d’y écraser les assaillans. C’était demander un grand sacrifice aux voïvodes, dont les domaines situés à l’est ou à l’ouest, vers la Bosnie ou la Bulgarie, allaient être immédiatement la proie des Turcs. Mladen surtout, l’intéressé Mladen l’en détourna. Le prince eut la faiblesse de céder : faute grave, car le changement accompli par Kara-George dans la constitution de l’état avait surtout pour but de substituer l’unité d’action à l’éparpillement des forces du pays ; si l’on voulait procéder comme par le passé dans la conduite de la guerre, il eut mieux valu ne pas se priver des ressources qui avaient tant contribué alors aux victoires des Serbes. Ces ressources puissantes, c’était le prestige de ces vétérans de la guerre nationale, un Nenadovitch, un Dobrinjatz, un Milenko, c’était l’entrain et l’ardeur qu’ils communiquaient autour d’eux. Si leurs prétentions altières étaient souvent un embarras, ils rachetaient cela aux jours de grand péril : maîtres de leurs provinces, ils en tenaient le peuple dans leurs mains, pour ainsi dire, et le lançaient contre l’ennemi. Renoncer à de tels chefs et conserver l’ancienne tactique, c’était une contradiction absurde ; la supériorité d’un système nouveau pouvait seule justifier la révolution qui avait donné le commandement suprême au prince des Serbes. Mladen n’était dévoué à Kara-George que pour mieux servir ses propres intérêts ; on le vit bien en 1813. L’opinion publique a raison de condamner son souvenir : le rusé Mladen, avec son esprit, sa souplesse, sa parole prestigieuse, était le mauvais génie du « bon géant. »

  1. Sandales en cuir grossier de couleur rouge fixées autour de la jambe par une lanière, et qui forment la chaussure des paysans serbes et turcs.