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à la famille impériale, qui le méprisait assez publiquement pour ne lui laisser d’autres amis que des subalternes. Tous les esclaves qui avaient joué avec lui dans son enfance, tous les affranchis de sa mère Antonia et de son frère Germanicus, s’étaient groupés autour de lui. La plupart étaient des Grecs, des Syriens, des Asiatiques; ceux même qui étaient nés dans la maison appartenaient à ces races fines, élégantes, promptes à tout comprendre et à tout oser. Les affranchis étaient la fleur des troupeaux d’esclaves que possédaient les patriciens romains. C’étaient les plus intelligens, les plus beaux, les plus séduisans par la culture de l’esprit ou la grâce du corps. Ils étaient, comparés aux Latins, ce que les Gallo-Romains seront plus tard aux Francs ou les Grecs du Phanar aux Turcs. Déjà les comédies de Térence et de Plaute montrent les esclaves se moquant des pères ou les abusant par mille ruses, tandis qu’ils corrompent les fils dont ils sont les complaisans instituteurs. Sous l’empire, les affranchis sont bien supérieurs et à leur condition et à leurs maîtres. Un préjugé moderne leur prête je ne sais quelle bassesse de traits égale à la bassesse de leur âme. C’est une injustice et une erreur historique. On dit proverbialement une tête d’affranchi, et l’imagination évoque une figure sournoise, un front bas, des cheveux courts, des oreilles larges, une expression fine et ignoble. Rien n’est plus opposé à la vérité. Il faut imaginer au contraire un beau visage, toujours souriant, de grands yeux intelligens, profonds, animés par le désir de plaire, des proportions élégantes, une démarche souple et non sans noblesse, des vêtemens riches et tous les signes du luxe. Leur origine servile n’avait pu effacer l’aristocratie native de leur race. Certes les Ioniens, les Grecs, les Syriens, qui circulaient par milliers dans les rues de Rome, avaient un autre air que les descendans des vieux habitans du Latium, de l’Ombrie ou de l’Étrurie. La culture de l’esprit, la connaissance approfondie des langues, des lettres et des arts, le goût de l’intrigue, l’habitude des grandes spéculations, le sentiment de leur supériorité intellectuelle, un raffinement singulier de corruption, la science de tous les plaisirs, développaient encore la distinction de leur type. Les plus vicieux avaient l’audace et les séductions de nos roués politiques; les plus honnêtes étaient des hommes de lettres et des savans. Tiron, l’affranchi de Cicéron, Phèdre, l’affranchi d’Auguste, et l’exquis Térence devraient nous faire mieux juger la valeur et le rôle des affranchis.

C’était à de telles mains que Claude était livré. Il vivait avec ses affranchis dans la plus entière familiarité. Rebut de la cour, il trouvait en eux des secrétaires, des intendans, des collaborateurs, des compagnons de travail, de jeu, de table, de plaisir. Dans la société antique, la femme n’était point associée à la vie de l’homme,