Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/652

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

naturelle devrait aider à se produire. Pourquoi de pareils caractères ne s’accentuent-ils jamais dans les races sauvages de manière à égaler, à surpasser même ce que l’on a constaté en ce genre dans les races domestiques ? Si les causes naturelles sont capables de transformer les races en espèces, comment ne produisent-elles jamais, entre races spontanément dérivées d’un type spécifique, des différences comparables à celles que la domestication fait naître quand elle agit sur les représentans du même type ?

Cette question touche au fond même des doctrines que nous discutons. Elle conduit à examiner un principe qui leur est commun, et que l’on trouve formulé presque dans les mêmes termes chez tous les naturalistes qui admettent la transformation lente ; La nature, disent-ils, est maîtresse du temps ; elle accumule indéfiniment de petits résultats qui, s’ajoutant de siècle en siècle, atteignent des proportions que rien n’aurait pu faire prévoir. C’est ainsi qu’elle a peu à peu élevé les montagnes, creusé les mers, donné à notre globe la constitution et le relief que nous lui voyons. C’est ainsi qu’elle a également agi pour amener au point où elles sont les flores et les faunes. Toujours simple dans ses lois et procédant sans cesse du simple au composé, elle est nécessairement partie des végétaux, des animaux élémentaires ; elle en a progressivement élevé l’organisation. Toute espèce réalisée a été le point de départ d’autres espèces qui lui ont succédé, et les divergences accumulées ont enfanté les types les plus divers. Ce passage d’une espèce à une autre, cette transmutation, n’ont rien d’étrange. Puisque l’homme, dont l’action est si faible et si courte, sait faire sortir des races d’une espèce préexistante en mettant en jeu l’hérédité et la sélection artificielle, comment la nature, qui dispose sans contrôle de l’espace et de la durée, n’en tirerait-elle pas aisément, presque fatalement, des espèces par l’hérédité et la sélection naturelle ? Au fond, les moyens d’action sont les mêmes, et la nature, plus puissante que l’homme, doit pouvoir faire plus que lui.

Cette argumentation a quelque chose de plausible et est bien faite pour séduire au premier abord. Cependant elle repose sur une assimilation qu’on ne saurait admettre dans sa généralité et sur une confusion véritable. Il est bien vrai que l’homme ne met en jeu que des forces naturelles, il est bien vrai encore que dans une foule de cas il ne saurait rivaliser avec la nature ; mais il a aussi ses revanches, et il mène à bien chaque jour des œuvres qui sont au-dessus ou, si l’on veut, en dehors de celles qu’elle peut accomplir. Jamais il ne fera sortir du sol une nouvelle chaîne des Alpes, jamais les forces naturelles n’eussent élevé la digue de Cherbourg. Nous ne saurions creuser et décorer des grottes qui approchent des immenses