Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/913

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

temps un personnage fort à la mode ; il avait trouvé le moyen de dissiper 8 millions de francs en vingt mois. Sur les bords d’Oil-Creek, en face de la florissante localité de Bouseville, on montre au voyageur une forêt de derricks et de réservoirs concentrés sur un lambeau de terre qui s’appelait à l’origine « la ferme de la veuve Mac-Clintock. » En 1863, une nappe jaillissante donna pendant plusieurs semaines 1,000 barils d’huile par jour ; tout autour de ce puits, d’autres nappes moindres, mais débitant ensemble un volume très considérable, furent successivement rencontrées sur une surface de quelques hectares à peine. Les exploitons établis sur la ferme payèrent en 1864 à la veuve Mac-Clintock, pour son droit de royalty, des sommes qui s’élevaient en moyenne à 2,000 dollars par jour. La dame avait l’habitude d’attiser son feu de bois avec du pétrole brut ; il en résulta qu’elle mourut brûlée d’une manière atroce, laissant le revenu de la ferme avec toute sa fortune mobilière à son fils adoptif John Steele. L’héritier avait vingt ans, un caractère facile, des goûts peu élevés et une instruction médiocre. Les parasites l’entourèrent dès qu’on sut qu’il avait trouvé 750,000 francs en espèces dans le coffre-fort de la défunte, et dès lors aussi commencèrent ses extravagances. Pour faire ses visites de Noël, Johnny avait acheté le plus bel attelage de New-York ; le soir, il congédia le cocher, lui donnant en guise de pourboire les deux chevaux et la voiture. Une autre fois, il se fit histrion, monta une troupe chorale de minstrels[1], et l’on vit paraître en public chacun de ces bouffons orné d’une colossale épingle de diamans. Cette opération du moins lui a valu quelque chose, car il remplit maintenant l’honorable office de portier à l’entrée du théâtre dont il fut l’organisateur. Quant à la ferme, célèbre désormais sous le nom de Steele-Farm, elle fut vendue aux enchères pour le paiement des taxes dues à l’état par le prodigue. Le rendement quotidien des puits était encore, en 1868, de 300 barils environ.

Les régions à pétrole de la Virginie n’ont pas donné lieu à des scènes de ce caractère. Sans doute cet oil dorado a fait surgir des fortunes nombreuses, dont quelques-unes même atteignent des proportions fort enviables ; mais les oil men de la vallée de la Petite-Kanawha ne peuvent rivaliser dans le présent avec ceux d’Oil-Creek. Ces derniers ont conquis le marché illimité du monde ; les produits virginiens au contraire n’ont que le marché intérieur, et

  1. Les minstrels ou ménestrels sont des chanteurs et danseurs comiques des deux sexes, déguisés en nègres et négresses. Aux États-Unis, ce genre de spectacle est très en faveur dans les grandes villes. Il parait être originaire des états du sud. Importé en Angleterre, il n’y a pas obtenu un succès moindre. C’est une bande de ménestrels qui obtient en ce moment à Londres le plus grand succès au théâtre de la saison en jouant chaque soir dans Saint-George’s Hall la Grande-duchesse de Gérolstein.