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facilement en oubli les prescriptions de la règle monastique. Quelques-unes, il faut bien l’avouer, sont gênantes à l’excès. Bouddha défendait à ses disciples de toucher une femme, de lui parler dans un lieu secret, de s’asseoir sur la même natte qu’elle, de monter dans une barque qui lui aurait servi ; il redoutait tellement pour ses religieux l’influence du sexe féminin qu’il allait jusqu’à leur interdire d’user jamais dans leurs voyages d’une jument ou d’un éléphant femelle ; Le calendrier bouddhiste est fertile en grandes fêtes. Tout le monde était en liesse à Saravane, et les bonzes, auxquels les fidèles doivent pour se sauver procurer des ripailles, déjeunèrent longuement le lendemain de notre arrivée. Dans l’après-midi, une procession fit plusieurs fois le tour de la pagode. Elle rappelait à s’y méprendre les cérémonies catholiques de même nature. Les bonzes marchaient devant, portant emblèmes et bannières ; les laïques venaient ensuite, et enfin, fermant la marche, apparaissaient les femmes, en grande toilette et en grand chignon, les mains pleines de fleurs.

Nous échangeâmes les visites de rigueur avec les autorités. Après l’inévitable communication de la lettre de Siam, magique talisman qui nous ouvrait toutes les portes, le gouverneur nous promit six éléphans en s’excusant de ne pouvoir nous en procurer davantage ; il était obligé d’en emmener quinze dans sa visite annuelle à toutes les pagodes de sa province, visite qu’il allait commencer le lendemain. Six éléphans suffisaient à nos besoins. Une sorte de siège étroit et long comme un berceau d’enfant, posé sur plusieurs peaux de bœufs ou de cerfs, était maintenu sur le dos de nos bêtes par une forte sous-ventrière en rotin. Quand nous partions d’un village ou que nous y arrivions, des échelles appliquées à ces murailles vivantes facilitaient l’ascension et la descente ; il n’en était pas de même dans les haltes en forêt. Les éléphans très bien dressés se couchaient sur l’ordre du cornac. On eût dit un mont affaissé sur lui-même ; les autres se bornaient à lever le pied de devant de façon à former une sorte d’escabeau d’où l’on arrivait comme on pouvait jusqu’à sa place. Le cornac, à califourchon sur le cou de sa bête, laissait pendre ses jambes derrière les grandes oreilles de l’éléphant, semblables à d’énormes éventails toujours en mouvement. La parole suffisait le plus souvent pour conduire ces intelligens animaux ; mais il fallait quelquefois recourir à un croc en fer qu’on leur enfonçait brutalement dans la peau du crâne assez avant pour faire jaillir le sang. En quittant Saravane, nous avons traversé deux fois le Sé-don, profondément encaissé. Nos éléphans, pour descendre les hautes berges de la rivière, eurent à s’engager dans un sentier à pic à peine aussi large que leurs pieds. Quand la