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la superstition vint se mêler à la douleur, comme elle l’eût fait à la joie publique. En voyant crouler dans les flammes ce chœur célèbre des Muses, ouvrage des grands artistes de la Grèce, enlevé de l’Hélicon par Constantin, les païens, s’écriaient avec désespoir : « Qu’avaient à faire les Muses avec nos temps misérables ? Il est bien juste qu’elles nous quittent ! » Mais plus tard, lorsqu’en fouillant les décombres on découvrit, couchés par terre et intacts, les simulacres de Jupiter et de Minerve, anciens gardiens des portes du temple, le deuil se changea en allégresse. « Cette vue, nous dit un écrivain polythéiste, ranima le cœur de tout ce qu’il y avait de bon dans la ville ; on augura que les dieux avaient résolu de ne point lui retirer leur sauvegarde, et l’espérance commença de renaître… Pourtant, s’empresse-t-il d’ajouter avec un sentiment de profonde amertume, que les choses adviennent comme il leur plaira ! » — Les chrétiens aussi, du moins les catholiques partisans de Chrysostome, trouvèrent quelque consolation dans un fait merveilleux. Au milieu des ruines de la basilique et des palais voisins, une petite chapelle restait seule debout, à peine noircie par la flamme. C’était la sacristie particulière de l’archevêque, celle où il renfermait les plus riches ornemens de son église et les vases sacrés d’un trop grand prix pour l’usage journalier ; en un mot, c’était le trésor épiscopal. En retrouvant ces objets vénérables entiers dans la chapelle intacte, et se rappelant que le vol du trésor de l’église avait été, au concile du Chêne, un des crimes articulés contre Chrysostome, ses amis virent dans cet accident, étrange assurément, un fait surnaturel, un témoignage que Dieu voulait donner au monde de l’innocence du persécuté et de l’infamie des persécuteurs. Deux clercs de Constantinople, le prêtre Germain et le diacre Cassien, qui comptaient parmi les fidèles de Jean, coururent sans retard faire leur déposition au palais de l’empereur, demandant qu’on dressât un inventaire authentique des objets retrouvés, tant en or et argent qu’en vêtemens, meubles et tentures, du domaine ecclésiastique. L’inventaire fut dressé en double devant Studius, préfet de la ville, Eutychianus, préfet du prétoire, Jean, intendant des largesses du prince, Eustathius, questeur, et quelques notaires. Une des copies resta entre les mains des magistrats ; Germain et Cassien réclamèrent l’autre pour leur sûreté, et la portèrent l’année suivante à Rome. Tandis que ces choses se passaient à Constantinople, Chrysostome cheminait, sur la route de Chalcédoine à Nicée, avec son escorte de soldats prétoriens, deux évêques et quelques clercs qui avaient voulu le suivre.