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héréditaire ? Ce n’est point par hérédité en effet que le mal s’est transmis de l’homme aux animaux. De plus, chez les animaux, les conséquences du péché ne pourraient être que des conséquences physiques et non morales : qui oserait les rendre responsables du péché d’Adam ? Dès lors, si le mal est le résultat de certaines lois physiques nécessaires, pourquoi n’en serait-il pas de même dans l’humanité, et que devient la responsabilité héréditaire ? M. Guizot porte un défi aux philosophes, c’est d’expliquer l’inégalité et la distribution en apparence capricieuse des maux dans cette vie. Nous ne prétendons pas expliquer ce fait ; mais la doctrine du péché originel ne l’explique pas davantage. Si tous les hommes ont péché en Adam, ils ont péché également ; pourquoi la punition est-elle inégale ? Y aurait-il donc une aristocratie dans le péché ? y a-t-il des familles privilégiées dans le mal et qui se rattacheraient à Adam d’une manière plus directe ? Voilà une noblesse à laquelle personne de nous ne tiendra vraisemblablement ; il y a donc là encore un fait inexpliqué, et sur ce point la solution n’est pas une solution.

Le péché originel n’explique donc pas le mal physique dans le monde ; il n’explique pas davantage le mal moral, car il est lui-même le mal moral dans son essence. On s’étonne qu’il y ait du mal dans le monde, et le premier, le principal de tous ces maux, c’est le vice, c’est le péché. Or comment l’expliquez-vous ? Par le péché. N’est-ce pas le sophisme que l’on appelle en logique idem per idem ? Je demande comment Dieu, dans sa bonté et dans sa justice, a pu permettre que les hommes pèchent. C’est, dites-vous, parce qu’Adam a péché ; mais pourquoi Dieu a-t-il permis qu’Adam péchât ? Parce qu’il était libre. Si la liberté d’Adam explique le premier péché, pourquoi la même liberté n’expliquerait-elle pas tous les péchés ultérieurs ? D’ailleurs ce péché primitif lui-même, comment eût-il été possible sans tentation, sans passions, c’est-à-dire sans vices ? C’est l’orgueil, dit-on, c’est la curiosité indiscrète, c’est l’esprit de révolte, c’est la complaisance de l’homme pour la femme, Qu’est-ce que tout cela, si ce n’est la concupiscence elle-même ? La concupiscence, que l’on considère comme une des conséquences du péché, en est donc en réalité la source ; c’est elle qui l’explique au lieu d’être expliquée par lui. Un penseur sérieux, qui a soutenu récemment à un point de vue tout philosophique la doctrine de la chute, M. Ernest Naville[1], a très bien vu la portée de cette objection et a essayé de la résoudre. Il y a, dit-il, une première tentation inévitable et inhérente à la liberté elle-même, c’est la tentation d’user de la liberté. Cette

  1. Le Problème du mal, par M. Ernest Naville, Genève 1869.