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sauvage ! L’interprète était un Bulgare ; animé des mêmes passions, en extase devant son maître, très souvent il oubliait de traduire, et le prince continuait toujours, ardent, impétueux, intarissable. Qu’importe ? Les choses que le voyageur n’entendait pas furent aussi instructives pour lui que celles qu’il put saisir. Le ton, le regard, le geste, tout parlait chez Milosch. Son ambition et son espoir éclataient en toute sa personne. Et plus tard, pendant les seize années du règne de Kara-Georgevitch, que de fois il avait appelé avec impatience le signal des événemens ! Non certes, il ne pouvait hésiter à reprendre le commandement des Serbes. Sous ses cheveux blanchis s’agitait la même flamme.

L’entrée de Milosch à Belgrade, le 2 janvier 1859, fut un véritable triomphe. De toutes parts, la foule était accourue pour saluer l’illustre vieillard. On avait oublié ses violences, sa rapacité, le joug de fer sous lequel il avait courbé le pays ; on ne voyait en lui que le défenseur de l’indépendance nationale. Lui au contraire, il se souvenait de ses fautes, et, pensant que plus d’un peut-être se demandait tout bas si les anciennes exactions n’allaient pas recommencer, sa première parole fut une promesse de désintéressement. « J’obéis, disait-il, à l’appel impérieux du peuple serbe, » et tout à coup, comme pour rassurer ceux qui avaient conservé certains souvenirs, il ajoutait : « Je n’ai plus de frères vivans. Dieu et ma nation m’ont comblé de toute espèce de biens ; je n’ai donc plus besoin de me mettre en peine le moins du monde pour moi et ma famille. » Franchise ingénue qui peint l’homme et le pays ! Si le prince avait eu encore besoin d’enrichir sa famille, d’accroître son propre trésor, il n’eût répondu de rien ; la meilleure garantie de l’équitable gestion des finances, c’était, aux yeux de Milosch, la fortune assurée de Milosch. Il n’avait plus désormais aucune préoccupation de ce côté ; aussi voyez comme il insiste, persuadé que ce point seul vaut une charte. « Mon unique soin à l’avenir sera de vous rendre heureux, vous qui êtes mes seuls frères, — et vos enfans, qui sont aussi mes enfans, et que j’aime autant que mon fils unique, votre héritier présomptif du trône, le prince Michel. » On avait pu sourire des naïvetés de cette proclamation ; la fin du moins relevait tout. Proclamer l’hérédité du trône, que les révolutions de 1839 et de 1842 avaient sacrifiée aux ressentimens de la Porte, la proclamer simplement, hardiment, comme un droit acquis, comme un titre inaliénable, sans attendre, sans demander même la permission du sultan Abdul-Medjid, c’était bien un de ces actes où la Serbie reconnaissait Milosch Obrenovitch.

Malgré les promesses du vieux prince, on vit bientôt reparaître le despotisme. Les hommes tels que Milosch ne sauraient se