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Une goutte de sang dont la gloire tient trace
Teint pour l’éternité le drapeau d’une race.

Le drapeau serbe flotte désormais en toute sécurité sur le sol où dorment tant de héros. Sous sa bannière teinte d’un noble sang, ce petit peuple a grandi de jour en jour ; terrible dans la bataille, il est devenu grave, mesuré, circonspect ; il a eu l’esprit de conduite autant que le goût de la civilisation ; il s’est tourné vers l’Europe, et l’Europe lui a répondu ; pressé longtemps entre Saint-Pétersbourg et Constantinople, obligé de se défendre contre des prétentions très différentes, mais également hostiles, il est protégé aujourd’hui par les hautes puissances signataires du traité de Paris. Enfin la révolution pacifique de 1858 et le rappel du vieux Milosch ont assuré son indépendance en rétablissant l’hérédité du trône ; il possède maintenant une loi de succession souveraine qui le met à l’abri de toute ingérence étrangère. Voilà ce qu’ont fait, dans l’espace de cinquante-six ans, ces raïas méprisés qui, courbés sous le joug, faisaient paître les troupeaux de porcs dans les forêts de la Schoumadia, ou bien, révoltés contre l’odieux spahi, allaient rejoindre les bandits de la montagne. A la date où s’arrête notre récit, quand le vieux Milosch rend le dernier soupir, au mois de septembre 1860, quel programme ont-ils encore à exécuter ? Un programme qui, sauf les dispositions spéciales, est celui de tous les peuples civilisés, et qui peut se résumer en quelques mots : achever l’expulsion des Turcs, reprendre les forteresses, affermir les institutions nationales, encourager l’instruction populaire, favoriser le travail, déployer les ressources du pays, assurer l’ordre par la liberté, assurer la liberté par l’ordre, enfin devenir un exemple, c’est-à-dire un vivant appel aux enfans dispersés de la famille serbe, et, sans rien faire pour provoquer la transformation de l’Europe orientale, se tenir préparés à tous les événemens, se placer au niveau de toutes les chances de la fortune. Grande tâche assurément et qui exige de virils efforts ! La Serbie saura la remplir. On doit être sans inquiétude pour le peuple sur lequel ont passé en vain cinq cents ans d’une servitude écrasante, et qui, sortant tout à coup des ombres du tombeau, s’est élevé si vite non-seulement de la mort à la vie, de l’esclavage à l’indépendance, mais, chose plus laborieuse encore, de la barbarie héroïque à la civilisation libérale.


SAINT-RENE TAILLANDIER.