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Elle a des hallucinations, elle torture son fils et se macère elle-même avec une inconsciente férocité. Cette affection vraiment extraordinaire nous réserve bien d’autres étonnemens. Au premier juron de son frère, accouru à Rome, celle qui en est atteinte redevient femme raisonnable, sœur soumise, mère dévouée, puis meurt de mort subite le lendemain dans une visite au Vatican. Son fils, qui était presque idiot de naissance, cesse de l’être au moment de la catastrophe. Ce sont encore là, si je ne me trompe, des effets « jusqu’ici ignorés de la médecine. »

Telle est en gros cette histoire. Le lecteur n’a point à se plaindre qu’on se soit montré envers lui avare de surprises. Ces changemens à vue n’ont qu’un malheur : ils ne sont pas motivés, ou, ce qui revient au même, ils le sont d’une façon si cavalière qu’ils découragent l’attention au lieu de la réveiller. N’avions-nous pas raison de dire en commençant que MM. de Goncourt auraient été mieux inspirés en se bornant à faire une série de vues stéréoscopiques de Rome ? Les petits tableaux qui parsèment ce livre, et qui en sont manifestement la partie la plus choyée, auraient gagné à être présentés tout seuls. Les auteurs ont un sentiment très particulier de la nature, un sentiment curieux, raffiné, fureteur, qui ne laisse pas d’avoir son originalité. On peut citer parmi les pages les mieux venues celles consacrées à décrire les fêtes de Pâques et l’intérieur encombré, luxueux, rococo, d’une église des jésuites à Rome. Ce qui manque à ces morceaux détachés, c’est précisément ce qui a manqué au livre pour former un tout cohérent, c’est l’art de la composition. Les frères de Goncourt ne voient presque jamais un site, un monument, une scène, d’un coup d’œil d’ensemble, et ne s’attachent guère à en saisir les aspects essentiels, à en traduire l’impression générale. Ce serait là sans doute une préoccupation entachée de métaphysique, ils promènent attentivement la loupe sur les objets qu’ils veulent dépeindre et consignent l’apparition de chaque détail à mesure qu’il se présente à eux.

Ce procédé, qu’ils ne sont pas les seuls à employer, a été prôné comme permettant d’atteindre à une minutieuse exactitude. En réalité, ce n’est pas la précision qu’il engendre d’ordinaire, c’est la confusion. S’il n’en est pas toujours ainsi dans Madame Gervaisais, c’est que l’instinct de MM. de Goncourt vaut mieux que leurs théories. Parfois, sous le coup de l’émotion que quelque coin de Rome a fait naître en eux, ils sont amenés à leur insu à dégager les traits caractéristiques du spectacle qui les a frappés. Ils peignent au lieu de photographier. Quand ils arrivent à exprimer d’une manière exacte et saisissante ce qu’ils ont senti, ce n’est pas en vertu, c’est en dépit de la méthode qu’ils ont la prétention d’appliquer avec rigueur. Le plus souvent, cette méthode porte ses fruits naturels, et ils tombent alors dans la surcharge. En somme, il est difficile, après avoir lu ce livre, d’encourager MM. de Goncourt à s’essayer encore dans le roman. L’observation morale, l’analyse, l’invention, ne sont pas les côtés par où ils brillent. Ils possèdent des qualités