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onze heures, le cabaret regorgeait de monde. Quelques groupes d’hommes réunis, les coudes sur la table, le visage caché par les mains, parlaient en sourdine, et de temps en temps jetaient un regard inquiet autour d’eux. Un guitariste debout, habit noir, longs cheveux collés sur les tempes, mains maigres et sales, tête nue, face ravagée, œil cave et voix chevrotante, chantait sous la lumière du gaz une sorte de boléro espagnol. Il démenait son grand corps et grattait sa guitare phthisique, d’où sortait comme un dernier râle un bourdonnement sourd et indistinct. C’était sinistre. Lorsqu’un étranger pénètre dans ces cavernes où le crime et la débauche s’accoudent ensemble devant les brocs de vin frelaté, un grand silence se fait. On regarde le nouveau-venu, on le détaille, on le commente de l’œil, et, comme les agens du service de sûreté excellent aux déguisemens, il est promptement soupçonné d’appartenir à la rousse. On dirait alors que chacun fait son examen de conscience et se dit : Est-ce moi qu’on vient arrêter ?

Les voleurs ne se contentent pas toujours du plaisir fort modeste qu’on leur offre dans ces cabarets immondes ; ils suivent le progrès, et c’est peut-être bien tout exprès pour eux qu’on a bâti récemment un grand café-concert aux environs de la barrière d’Italie. On pourrait le croire du moins, car ils y affluent. Sur une petite scène éclairée par le gaz, aux accompagnemens d’un orchestre qui n’est pas trop mauvais, des actrices très décolletées sont assises. A une ritournelle du violon, une d’elles se lève, s’approche de la rampe et chante. Elle enfle sa voix, elle se dégingandé, elle cherche par toute sorte d’artifices à imiter, une cantatrice de bas étage qui a eu son heure de célébrité ; à la fin des couplets, on l’applaudit, on crie bis ! elle envoie des baisers au public. Ce ne sont plus alors ni des cris, ni des bravos, ni des trépignemens : ce sont des rauquemens de bêtes féroces flairant la proie ; c’est une expansion de bestialité. Ces robes de soie, ces épaules nues où s’enroulent quelques bijoux, cette apparence de luxe et de beauté, soulèvent je ne sais quelles espérances dans ces cœurs violens, et plus d’une femme a dû perdre la tête devant une si brutale explosion d’admiration sauvage. La salle est divisée en un parterre où va le commun des martyrs et une galerie circulaire presque exclusivement occupée par les voleurs, par ces hommes aptes à tout mal que la police appelle la gouape. De là en effet ils dominent la salle, l’embrassent d’un coup d’œil, surveillent les arrivans, et, si dans la tournure d’un de ces derniers ils croient reconnaître quelque chose d’inquiétant, ils ont bien vite trouvé l’issue secrète par où ils peuvent s’esquiver.

S’ils ont leurs cabarets, leurs cafés, leurs concerts, ils ont aussi leurs bals. Quelques-uns sont simplement comiques, un entre