Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 81.djvu/674

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et faire en même temps bonne œuvre envers la reine elle-même. Les personnes de sa disposition ont besoin de cela, et la reine, votre grand’mère, punissait et traitait sa fille, la reine, notre dame souveraine, de la même façon. » On comprend que Jeanne s’empressa d’accepter la main de Philippe de Bourgogne, un des plus beaux cavaliers de son temps, qui devait la conduire en Flandre et la soustraire à « l’éducation » de sa mère. Qui n’en eût fait autant à dix-sept ans et en de pareilles circonstances ?

A peine fut-elle arrivée à Bruxelles (1496), que des bruits inquiétans sur l’orthodoxie de la jeune archiduchesse parvinrent à Madrid, et Isabelle envoya aussitôt en Flandre frère Thomas de Matienzo, sous-prieur de Santa-Cruz, pour ramener sa fille à la vraie foi. Le moine la trouva froide, glaciale même, s’il faut en croire ses rapports, et surtout méfiante à son égard. Elle ne demanda pas même des nouvelles de sa mère, au moins dans les premiers temps du séjour de frère Thomas. Elle négligeait le ménage (la gobernacion de la casa). Au demeurant, il la jugea tiède dans la croyance, mais non incrédule. Si elle ne consentait point à se confesser, au moins assistait-elle à la messe, qu’elle faisait célébrer dans le palais même. En somme, elle lui apparut, et elle nous apparaît dans ses lettres telle qu’avaient dû la faire l’éducation de sa mère et la conduite brutale de son mari, qui allait, dit-on, jusqu’à la battre. Elle est nerveuse, irritable, un peu capricieuse ; elle a des audaces et des révoltes subites suivies aussitôt de soumissions et de lassitudes non moins soudaines. C’est un caractère comprimé, absolument dépourvu d’énergie active, hors d’état de tenter une entreprise hardie ou de prendre une résolution décisive, mais doué d’une prodigieuse énergie passive, pour nous servir des mots de M. Bergenroth, d’une force d’inertie presque invincible. Elle le prouva en résistant à toutes les exhortations de frère Thomas aussi bien qu’à celles de son ancien précepteur, frère André, qui la suppliait dans ses lettres de renvoyer tous les ivrognes (bodegones) de Paris, — c’est ainsi qu’il qualifiait les savans théologiens de la Sorbonne dont Jeanne s’était entourée, — et de choisir pour confesseur un bon moine espagnol. Jeanne ne daigna même pas lui répondre.

On se figure le dépit d’Isabelle en apprenant ces fâcheuses dispositions, et on comprend l’intérêt de Ferdinand et du parti clérical de Madrid à entretenir l’hostilité entre la mère et la fille, surtout après la mort de don Juan et de don Miguel, le frère et le neveu de Jeanne, héritiers mâles des deux souverains catholiques (1500). Aussi ne fit-on rien pour les rapprocher. Une réconciliation eût détruit d’un seul coup le rêve de toute la vie de Ferdinand, le but suprême de sa politique depuis son avènement au