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Cette entrevue eut lieu le 26 juin à Villafafila. Le contraste fut grand entre les deux princes ; il fut certainement prémédité de la part du beau-père, qui arriva monté sur un âne, accompagné de son secrétaire d’état, et au lieu d’armes « la paix à la main, l’amour dans le cœur. » On eût dit un bon bourgeois venant traiter une affaire de commerce sur le marché de la petite ville. Philippe au contraire, un grand beau blond légèrement enclin à l’embonpoint, vint tout couvert de velours et de soie, sur un cheval richement caparaçonné, entouré d’une noblesse chamarrée, suivi de troupes nombreuses. Ferdinand et Philippe descendirent de leurs montures pour entrer seuls dans l’église. Ce qui s’y dit n’arriva aux oreilles de personne. Les gentilshommes chargés de veiller aux portes virent les deux princes aller et venir dans la nef, et il leur sembla que Ferdinand parlait beaucoup et avec insistance, tandis que Philippe leur parut embarrassé et gêné. Au bout de deux heures, ils sortirent, et ils signèrent aussitôt le traité. Quel traité ? celui par lequel Philippe cédait son semblant de droit à son beau-père ? Ce serait mal connaître Ferdinand que de lui supposer pareille naïveté. Le vieillard n’avait employé ces deux heures qu’à persuader à son gendre, si convaincu la veille encore de la santé parfaite de sa femme, que Jeanne, avec laquelle il vivait depuis dix ans sans se douter de son état, était en réalité folle à lier, ou plutôt qu’elle avait « une maladie que des considérations de décence et de dignité empêchaient d’indiquer clairement. » Aussi le traité signé à Villafafila cédait-il tous les droits sur la Castille à Philippe de Bourgogne. Le roi renonçait à faire valoir les titres que lui conféraient une loi régulière des cortès et le testament d’Isabelle ; il faisait plus : il s’engageait à quitter l’Espagne pour ne pas entraver, ne fût-ce que par sa présence, l’action de son « fils chéri. » Il est vrai qu’il avait eu soin, aussitôt après avoir prêté serment sur l’Évangile, de s’enfermer avec son secrétaire d’état, don Miguel Perez Almazan, qui ne l’avait point suivi sans intention, et de rédiger une protestation en due forme : il y affirmait qu’il était tombé, tout seul et sans armes, dans un guet-apens tendu par son gendre, lequel lui avait extorqué le traité de renonciation ! Voilà le mot de la modestie bourgeoise du cortège royal. La protestation a encore pour nous un intérêt plus direct : Ferdinand y déclarait vouloir aider sa fille Jeanne, « tenue injustement captive par son mari, à recouvrer sa liberté, » et il y démentait, implicitement du moins, sa folie. Qui trompe-t-on ici ? se demande le lecteur en voyant toutes ces déclarations et ces protestations contradictoires qui font de Jeanne tantôt une femme sensée et tantôt une folle, selon les besoins de l’intrigue et des personnages. Pour le moment, Ferdinand ne